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LA PERSE, LA CHALDÉE ET LA SUSIANE.

d’Hérodote ne l’eussent pas déterminé à persévérer dans la voie qui, peu à peu, s’était ouverte devant lui et à abandonner momentanément des occupations fort attrayantes pour courir en Orient. Par bonheur, il était entré depuis quelques années en relation de service avec Viollet-le-Duc et n’avait pas manqué d’entretenir le savant archéologue du résultat de ses études.

Les encouragements du maître mirent un terme à toute hésitation. Mon mari demanda à quitter un important service de construction de chemin de fer dont il était chargé à titre d’ingénieur des ponts et chaussées. Cette autorisation obtenue, nous nous mimes en mesure de prendre au plus vite la route de l’empire des grands rois.

Tout chemin ne conduit pas en Perse. Les augures consultés furent d’avis différents. Deux voies étaient ouvertes ou, pour mieux dire, fermées. L’une traversait le Caucase, passait au pied de l’Ararat et desservait la grande ville de Tauris ; nos agents diplomatiques la parcouraient assez souvent pour qu’elle fût bien connue au ministère des Affaires étrangères. Mais le pays était en pleine insurrection, les Kurdes sauvages mettaient tout à feu et à sang et dépouillaient ou massacraient impitoyablement les voyageurs.

Le second itinéraire, par Port-Saïd, la mer Rouge, l’océan Indien, conduisait, après une traversée de plus de quarante jours, à Bender-Bouchyr, petit port du golfe Persique. Là, paraît-il, on tombait aux mains d’un valy sauvage, à peu près indépendant de l’autorité du chah de Perse. Dans le sud comme dans le nord nous courions au-devant d’un désastre ; le moins qu’il put nous arriver était d’être hachés en menus morceaux.

L’exagération évidente de ces prédictions fut cause que nous leur accordâmes médiocre créance.

Mon mari ne s’occupait point d’anthropologie ; il ne se sentait même pas appelé à aller dénicher dans des cimetières quelconques des crânes ou des ossements tout aussi quelconques dont les légitimes propriétaires n’avaient jamais sollicité la faveur de venir figurer dans nos muséums sous de pompeuses étiquettes. Dans ces conditions il n’avait point droit à émarger au budget des Missions et devait se contenter, pour tout viatique, d’une belle feuille de papier blanc sur laquelle un calligraphe de troisième ordre le recommandait aux bons soins de nos agents diplomatiques en Orient et priait les représentants du ministère des Affaires étrangères de lui faciliter une mission aussi intéressante que gratuite.

Encore eut-il l’heureuse fortune d’inspirer confiance à M. de Bonchaud, alors secrétaire général au ministère des Beaux-Arts. Grâce à l’intervention et aux démarches bienveillantes de ce haut fonctionnaire, le fil à la patte qui retenait mon mari en France fut dénoué, et nous nous trouvâmes enfin libres, libres comme l’air, avec toute une année de liberté devant nous.

Ces premières difficultés vaincues, quelques amis bien intentionnés tentèrent de me détourner d’une expédition, au demeurant fort hasardeuse, et m’engagèrent vivement à rester au logis. On fit miroiter à mes yeux les plaisirs les plus attrayants. Un jour je rangerais dans des armoires des lessives embaumées, j’inventerais des marmelades et des coulis nouveaux ; le lendemain je dirigerais en souveraine la bataille contre les mouches, la chasse aux mites, le raccommodage des chaussettes. Deux fois par semaine j’irais me pavaner à la musique municipale. L’après-midi serait consacré aux sermons du prédicateur à la mode, aux offices de la cathédrale et à ces délicates conversations entre femmes ou, après avoir égorgeaillé son prochain, on se délasse en causant toilettes, grossesses et nourrissages. Je sus résister à toutes ces tentations. À cette nouvelle on me traita d'originale, accusation bien grave en province ; mes amis les meilleurs et les plus indulgents se contentèrent de douter du parfait équilibre de mon esprit.

L’heure approchait. De pieuses mains suspendirent à notre cou des scapulaires, des