Page:Dieulafoy - La Perse, la Chaldée et la Susiane.djvu/176

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(lieutenant du royaume), le dernier fils du roi. Après l’avoir retournée dans tous les sens, Marcel s’est décide à l’envoyer au mirza de la légation, afin de lui laisser le temps de l’étudier tout à l’aise, avant de nous en faire connaître le contenu. Cette dépêche, parfait modèle d’écriture élégante, est, comme tons les chefs-d’œuvre de la calligraphie persane, parfaitement indéchiffrable. Elle est écrite en chéhiastè (écriture brisée). En bon français ce mot signifie qu’il entre à peine un élément de chaque lettre dans la composition des mots. Les Persans supprimant déjà les voyelles, je laisse à penser combien leur correspondance est difficile à lire.

« Moi, disait à un de ses collègues un écrivain public établi dans une des boutiques les mieux achalandées du bazar, je gagne beaucoup d’argent ; d’abord on me paye fort cher mes chefs-d’œuvre épistolaires, car j’ai une très belle main, et je suffis à peine aux exigences de ma nombreuse clientèle ; puis les personnes auxquelles mes œuvres sont adressées, ne trouvant personne capable de les déchiffrer, viennent me chercher et me payent à leur tour afin d’en connaître le contenu.

— Tu es bien heureux ! lui répondit avec envie son collègue ; malgré nia bonne volonté, je n’ai pu jusqu’ici arriver il un aussi beau résultat : mon chékiastè est admirable et on me prie aussi de le lire ; mais, comme je n’ai jamais pu en venir à bout, il ne m’a pas été possible de faire double bénéfice.

» Le mirza de la légation est un digne émule de Champollion : au bout d’une heure d’étude, il a pu, sans le secours de ses confrères de Téhéran, nous lire la prose du naïeb saltanè. Les fleurs les plus délicates de la rhétorique arabe, les formules les plus raffinées de la politesse orientale se combinent dans de vaines phrases. Un post-scriptum fort court, placé au coin de la page, explique seul le motif de ce modèle de style. Le lieutenant du royaume, voulant doter la province de Saveh de travaux importants, désire avoir l’avis de Marcel.

Le docteur Tholozan, avant d’accompagner le roi aux grandes chasses d’été, s’est chargé de nous conduire au palais du naïeb saltanè.

15 juillet. — L’audience ayant été fixée à ce jour, nous avons quitté Tadjrich à six heures et nous nous sommes rendus a Téhéran. La route était encombrée d’une foule de personnages allant à Sultanabad faire leurs adieux au roi au moment de son départ annuel pour la montagne. Quelques-uns d’entre eux, empilés dans des voitures d’ailleurs fort mal tenues, sont accompagnés de cavaliers vêtus avec un luxe douteux. Puis viennent d’innombrables mulets de charge, destinés aux transports des bagages de la cour, des approvisionnements du personnel admis a l’ennuyeux et fatigant honneur d’accompagner Sa Majesté dans ses déplacements, et enfin les nombreuses tentes des ministres, des officiers et des courtisans. Chacun doit se faire suivre des objets nécessaires à son installation, se préoccuper de ses vivres, de ses serviteurs et se tenir toujours prêt à régler sa marche sur les mouvements du camp royal. C’est quelquefois fort difficile, le bon plaisir de Sa Majesté modifiant d’un moment à l’autre toutes les prévisions. Le roi donne souvent le soir des ordres qu’il contredit à son réveil, et les voyageurs séparés des convois ne trouvent pas même à se ravitailler dans les villages.

Pendant le Ramazan, la difficulté et la fatigue que l’on éprouve à suivre les chasses s’accroissent encore. La loi religieuse exemptant le chah du jeûne diurne, à condition qu’il délègue à sa place un de ses officiers, Sa Majesté, bien repue, traîne à sa suite une troupe famélique et semble se plaire à lui faire effectuer, l’estomac creux, des courses d’une longueur démesurée. S’il fixe son départ à deux heures de l’après-midi, et que l’étape soit en outre d’une certaine durée, le soleil est déjà couché depuis longtemps quand les gens de l’escorte parviennent à organiser leur campement et à retrouver leurs cuisiniers et leurs vivres.