Page:Dieulafoy - La Perse, la Chaldée et la Susiane.djvu/181

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l’ensemble du paysage. C’est le village de Mamounieh. Son aspect est des plus étranges. Les maisons, à peine élevées de trois mètres au-dessus du sol, sont construites en briques crues et recouvertes de petites coupoles accolées. L’excessive cherté du bois dans ce pays privé d’arbres oblige les habitants à bâtir en terre les toitures comme les murailles. Les ouvertures béantes sont elles-mêmes dépourvues de menuiseries ; en hiver, une portière en tapis empêche l’air de pénétrer à l’intérieur ; en été, les villageois n’ont point de secrets les uns pour les autres.

Il n’y a même pas un arbuste à Mamounieh ; les paysans qui ne sont jamais sortis de leur village verront donc après leur mort, pour la première fois, des fleurs et des forêts ; mais ils seront bien dédommagés de leur attente, car les jardins d’Eden seront coupés des ruisseaux limpides et glacés que Mahomet promet aux croyants en récompense de leurs bonnes actions. Je souhaite aux musulmans que l’eau du paradis soit moins amère que celle des kanots : nos chevaux ont été malades après en avoir bu. Les indigènes, habitués à la consommer, la trouvent cependant agréable et ne ressentent pas l’effet des sels de magnésie dont elle est saturée.

22 juillet. — Avant d’atteindre Saveh, on traverse des steppes tout aussi désolés que le désert de Mamounieh. L’aspect du pays change cependant. De tous côtés s’ouvrent des fondrières profondes et des crevasses difficiles à traverser. Vers minuit nous passons auprès d’un caravansérail ruiné, fréquenté par des voleurs qui dépouillent les caravanes et empêchent toutes les communications entre Saveh et la capitale. Dernièrement quinze brigands cernés dans cette enceinte se sont défendus avec un courage digne d’une meilleure cause et ont tué plusieurs soldats de l’armée régulière. Le général Abbas Kouly khan est brave, mais, en homme prudent, il lui est permis de ne pas être rassuré. Je dois avouer d’ailleurs que le pays est admirablement propre à dresser des embuscades.

Tout à coup je vois le héros iranien s’élancer le revolver au poing ; je le suis et l’aperçois chargeant à fond de train deux pauvres diables de paysans occupés à sangler leurs mulets au milieu d’une fondrière. Je laisse à penser quel est l’effroi de ces malheureux ; ils décampent à toutes jambes ; nos appels réitérés n’arrivent pas à les rassurer, et nous sommes à une grande distance, qu’ils hésitent encore à revenir sur leurs pas reprendre leurs bêtes occupées à brouter quelques herbes sèches. Quant à Abbas Kouly khan, il prétend, touchante modestie, avoir sauvé nos précieuses existences.

L’aurore, cette belle ennemie des cauchemars et des terreurs nocturnes, apparaît comme nous sortons du lit desséché d’une rivière. Un djélooadar (courrier) prend alors les devants afin d’aller annoncer notre arrivée au gouverneur de Saveh.

Trois heures après le départ du messager, j’aperçois a l’horizon un nuage de poussière ; il s’étend, se rapproche ; nos chevaux, excités par le bruit de l’escadron qui s’avance, hennissent fortement, et nous nous trouvons enfin devant le puissant administrateur de la province.

Depuis six mois, le naïeb saltanè a eu la singulière idée d’élever aux importantes fonctions de gouverneur un Autrichien, baron de son métier, mais financier à l’occasion. Ce personnage, vêtu du costume européen, n’a rien, on le conçoit, de très intéressant ; il en est tout autrement de son cortège, formé d’après les règles de la stricte étiquette persane. La maison de tout haut dignitaire est composée, à part les ferachs chargés spécialement de planter et de garder les tentes, de plusieurs services bien distincts, qui n’empiètent jamais les uns sur les autres.

Cedant arma togæ ! que les samovars et les broches à rôtir le cèdent aux galamdans (écritoires de vingt-cinq centimètres de longueur) !

Au premier rang en effet je placerai les mirzas ou secrétaires chargés de lire et d’écrire la correspondance officielle. La profession de ces gens, d’un naturel pacifique, leur interdit de porter les armes, et ils remplacent le cama (poignard) enfoncé dans la ceinture par