Page:Dieulafoy - La Perse, la Chaldée et la Susiane.djvu/187

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21 juillet. — Abbas Kouly khan est fort occupé depuis notre entrée à Saveh ; je me demande parfois si je ne fais pas une incursion vers le passé et ne suis pas revenue aux temps des satrapes et des princes achéménides. En tout cas, si les siècles se sont écoulés et si la grandeur de l’Iran est passée à l’état de légende, rien ne paraît s’être modifié dans l’ordre administratif. Le général peut être comparé aux « yeux » et aux « oreilles du roi » qui venaient tous les ans visiter les provinces, recevoir les plaintes portées contre les satrapes, s’enquérir de l’état du pays, interroger le secrétaire royal, premier espion, surveillé lui-même par des espions secondaires.

En ce moment la position du satrape ne me semble pas enviable. Le baron me paraît s’être jeté, soit par nécessité, soit par ambition, dans d’inextricables difficultés. Projeter des réformes financières dans un pays comme la Perse, où l’intrigue règne en souveraine maîtresse, quand on ne connaît ni les mœurs ni surtout la langue des habitants, et qu’on suit en outre les pratiques d’une religion détestée, indique chez celui qui entreprend une pareille tache une suffisance presque voisine de la folie.

L’ingérence du clergé dans certaines affaires financières complique encore la position déjà très difficile d’un gouverneur chrétien. Dès l’arrivée du baron, les mollahs ont refusé de se mettre en rapport avec un impur ; mais, afin d’enlever à leur conduite tout semblant d’offense au pouvoir royal, ils viennent chaque jour en troupe nombreuse faire de longues visites au général. Le sujet traité dans ces entretiens est d’une gravité réelle au point de vue administratif.

La plupart des musulmans laissent, à leur mort, un tiers de leur fortune immobilière aux mosquées ou autres fondations pieuses. Ces propriétés prennent le nom de biens vakfs. Le donateur a le droit d’en léguer la gestion à ses enfants ou à ses proches parents et d’établir à son gré l’ordre de succession d’après lequel ils doivent hériter a perpétuité de cette fonction. Une partie des revenus est réservée à l’administrateur et laissée à sa libre disposition, bien qu’il soit censé les utiliser en œuvres pies. Ces libéralités ont pour but d’assurer à tout jamais une partie de la fortune du donateur à ses héritiers : placée sous la protection intéressée du clergé, elle échappe aux confiscations ordonnées par le roi à la mort des grands personnages ou des officiers publics.

La loi musulmane exige la plus parfaite régularité dans l’administration des biens vakfs ; elle oblige les détenteurs à se conformer à la volonté du donateur, leur défend de reverser les revenus d’un bien sur un autre, d’appliquer à leur usage ou à ceux de leur famille un immeuble vakf, même en payant loyer, rend les bénéficiaires responsables de toute dépense ou de tout emploi d’argent qui pourrait contrarier les volontés du fondateur, et enfin, en cas de malversations, les destitue ou les remplace.

Les biens vakfs sont inaliénables, car, au terme de la loi, ils appartiennent à Dieu, tandis que les hommes en ont seulement l’usufruit. On ne peut les échanger contre des terres d’égale valeur qu’avec l’assentiment royal. Deux tiers environ du revenu des biens vakfs sont employés en œuvres charitables, le dernier tiers sert à l’entretien du clergé. S’il y a des revenus superflus, les administrateurs sont autorisés à les placer, sous le titre de vakfs secondaires. En cas de nécessité, ceux-ci peuvent être aliénés comme des biens libres.

On comprend quelles ardentes compétitions s’élèvent entre les membres du clergé quand un riche personnage meurt sans avoir désigné les administrateurs de ses vakfs. La décision royale et l’intervention des mouchteïds parviennent seules à trancher ces importantes questions de propriété. C’est l’unique cas où les mollahs, toujours en opposition sourde avec le pouvoir civil, oublient leurs griefs et viennent implorer l’appui du gouverneur ou des personnages assez influents pour présenter leur requête au chah. Actuellement le clergé de Saveh et