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LE DÉPART.

médailles les mieux bénies, des prières contre la mort ; je fermai les malles et nous partîmes.

Nous nous embarquâmes à Marseille et montâmes sur l’Ava, grand navire des Messageries maritimes habituellement affecté au service de Chine, mais envoyé par exception à Constantinople. Cinq passagers de première classe composaient tout l’ornement du bord, mais le bâtiment coulait en revanche sous le poids des marchandises dont ses cales étaient bondées.

On était en février. Un vent glacial soufflait à travers les ouvertures mal closes ; cependant le capitaine se refusait, sous prétexte de dégradations imaginaires, à faire allumer le poêle de l’immense salon au fond duquel nous nous égarions comme des âmes en peine. À dîner nos cinq voix grelottantes s’unirent dans un unisson lamentable. L’excellent homme répondit à nos gémissements par la menace de faire mettre en mouvement le panka, cet immense éventail si précieux pendant les brûlantes traversées de la mer Rouge et de l’océan Indien. Nous nous le tînmes pour dit : chacun releva le col de son pardessus, et le repas s’acheva sans qu’on eût aperçu d’ours blanc. Le soir, autre vexation. À huit heures tous les feux (j’entends les lumières) furent éteints ; il ne fut même pas laissé aux prisonniers le droit de disposer d’une bougie et de posséder des allumettes.

Que signifiaient ces mesures rigoureuses ?

Les énormes cales du navire, les chambres des passagers, les magasins ménagés sous le grand salon étaient bondés jusqu’à la gueule de poudre, de munitions, d’armes que le gouvernement français envoyait fraternellement à la Grèce afin de l’aider à affranchir la Macédoine de la domination turque.

L’immixtion de la France dans cette tentative d’indépendance et le concours qu’elle prêtait aux Hellènes n’avaient rien de surprenant. Le ministère, interpellé à ce sujet par un membre de l’extrême gauche, ne venait-il pas de le prendre de très haut avec la Chambre : tous les bruits qui couraient étaient mensongers ; jamais on n’avait expédié ou l’on n’expédierait d’armes en Grèce ; la France garderait, en cas de conflit, la plus stricte neutralité ?

En vertu de cette déclaration de principes, l’Ava, chance inespérée, stationna deux jours au Pirée, afin de décharger toute sa cargaison de poudres neutres et d’obus conciliateurs.

Je ne connaissais les monuments grecs que par des gravures ou des photographies. Je laisse à penser quelle fut mon émotion en apercevant les colonnes dorées du Parthénon dominant du haut de l’Acropole la mer bleue de Salamine et se détachant sur le fond de montagnes dont les teintes irisées vont se perdre dans l’azur d’un ciel radieux.

Mon enthousiasme fut mis à une dure épreuve en débarquant au Pirée, vilain bourg bâti à l’italienne et peuplé de marins cosmopolites ; il s’évanouit quand je me trouvai en présence d’un train de chemin de fer. Je refusai tout d’abord de monter dans ces affreux wagons si déplacés en semblable pays, je m’entêtai à faire le trajet à cheval ou en litière. Il me semblait criminel d’arriver à Athènes à la remorque d’une locomotive, j’avais scrupule de ternir par la fumée du charbon les maigres oliviers que produit encore la plaine étendue au pied de la ville de Périclès. Bon gré mal gré, je dus commettre ce sacrilège.

Les temples de Thésée, de Jupiter, le théâtre de Bacchus, l’ascension de l’Acropole eurent vite raison de ce premier désenchantement.

Je gravis les Propylées, laissant sur ma gauche le joyau précieux connu sous le nom de Temple de la Victoire Aptère, je parcourus le Parthénon, l’Érechthéion, je maudis lord Elgin, je cherchai la place de l’olivier sacré, je suivis le trajet de ce misérable chien qui, sans respect pour le dieu des mers, pénétra dans la demeure de Poséidon et d’Athéna. Placée sur les escarpements qui dominent le théâtre, je crus revoir Xerxès assis sur son trône d’or, s’enthousiasmant aux exploits d’Arthémise qui coulait un vaisseau perse afin de