Page:Dieulafoy - La Perse, la Chaldée et la Susiane.djvu/194

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— Le plaisir qu’ils ont aujourd’hui à jouer ensemble est-il un sûr garant qu’ils s’aimeront un jour ?

— Les femmes les plus sages de la famille ne sont-elles point là et n’arrangeront-elles pas tout pour le mieux ?

— Mais si ces enfants s’aperçoivent après leur mariage qu’ils ne se plaisent pas ?

— Ils divorceront et se remarieront chacun de leur côté. Approche-toi, Ali ; la khanoum, j’en suis persuadée, croit que tu ne sais pas lire ; prends l’almanach qui est posé sur le takhtchè, et fais-nous connaître les prescriptions du jour.

— Aujourd’hui il est bon et agréable de recevoir des amis ; leur présence portera bonheur. »

Cette gracieuse attention de Fatma est d’un caractère bien persan.

« Apprend-on à lire aux enfants dans l’almanach ?

— Non, dans le Koran ; mais il est aussi très utile de leur apprendre à se servir du calendrier.

— Quelques parties de cet ouvrage m’ont paru traitées avec une extrême licence de langage et donnent, en outre, des conseils peu appropriés à l’âge de vos enfants. »

Toutes les femmes me regardent avec étonnement, puis éclatent de rire.

« Que voulez-vous dire ? me répond l’une d’elles. Les garçons se marieront, les filles seront enfermées : quelle nécessité voyez-vous à les priver les uns et les autres d’une lecture si nécessaire pour agir en toute circonstance dans des conditions de chance indiscutables ?

— Vous venez de la cour, khanoum, reprend Fatma préoccupée. Parlez-nous des modes. Il paraît que, depuis son dernier voyage en Europe, le chah a fait raccourcir les jupes des femmes de l’andéroun, et qu’en ce moment elles les portent à peine longues d’un tiers de zar (le zar équivaut à peu de chose près au mètre). J’ai également entendu dire que les princesses entouraient leur visage de merveilleuses fleurs fabriquées dans le Faranguistan. Je serais bien heureuse si vous vouliez me donner des guirlandes ou des bouquets : je vous offrirais en échange un de mes beaux bracelets d’argent, orné de corail, de perles et de turquoises.

— Je suis désolée de ne pouvoir satisfaire votre désir ; vous le voyez, je voyage comme un derviche et, à part les instruments nécessaires aux travaux de mon mari, quelques vêtements de rechange composent tout mon bagage.

— Pourquoi travaillez-vous ? Vous êtes donc pauvre ?

— Non.

— Mais alors pourquoi voyagez-vous ? Qu’êtes-vous venue faire en Perse ? Pour toute femme, le bonheur consiste à se reposer et à se parer.

— Vous employez donc toutes vos journées à vous embellir ?

— Certainement non, bien que le soin de ma personne absorbe beaucoup de temps. Voyez comme le henné qui colore l’extrémité de mes doigts est bien disposé ! Combien mes sourcils et mes yeux sont peints avec art ! mes cheveux parfumés ! Croyez-vous que tout cela se fasse aisément et soit l’affaire d’un instant ?

— Quand vous avez terminé votre toilette, quelles sont vos occupations ?

— Je fume, je prends du thé, je me rends chez des amies, qui sont heureuses à leur tour de me tenir compagnie. Voici auprès de moi des khanoums venues dans l’intention de vous voir. »

La conversation s’est longtemps prolongée ; j’ai eu beaucoup de peine à obtenir que ces dames se décidassent à parler l’une après l’autre, et j’ai dû souvent leur faire répéter leurs questions, afin de les bien comprendre. Elles ont mis d’ailleurs la meilleure volonté du monde