Page:Dieulafoy - La Perse, la Chaldée et la Susiane.djvu/218

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toutes les femmes, elle sut se plier aux manières raffinées de la cour, tout en conservant les allures délibérées d’une fille du peuple. Comprenant en même temps combien il déplairait au roi de trouver auprès d’elle des parents grossiers et sans instruction ; elle les éloigna en leur faisant attribuer de si hautes et si lucratives fonctions, que la plupart d’entre eux, notamment notre ami le hakem, perdirent le souvenir de leur modeste origine.

Un cordonnier de Téhéran, passant un jour à Kachan, eut la pensée de venir visiter son compère devenu gouverneur, et se présenta dans ce but au palais.

La condition du bonhomme était humble et ses vêtements fort simples ; mais, au souvenir de l’amitié qui l’avait autrefois uni au beau-frère de Nasr ed-din, il s’avança, la main tendue vers son ancien compagnon.

« Qui es-tu ? » demanda, avec une arrogance très rare chez les plus hauts personnages, le gouverneur de Kachan.

L’artisan, tout ému de cet accueil inattendu, hésite d’abord, puis, reprenant son sang-froid :

« Je suis Ali Mohammed, votre ancien voisin du bazar aux chaussures. J’ai entendu dire a Téhéran que, succombant sous le poids des labeurs administratifs, vous étiez tombé malade ; à cette fâcheuse nouvelle je suis accouru pour vous consoler et vous aider à supporter vos infirmités. Mais, hélas ! vous êtes encore plus affaibli que je ne le craignais. Vous avez déjà perdu la vue, mon pauvre camarade, puisque vous ne reconnaissez pas vos plus vieux amis. »

Dès son arrivée, le beau-frère du roi se perche sur un fauteuil, et, tout en prenant le thé, regarde avec un vif intérêt le petit orgue placé dans un coin du salon.

« Je voudrais bien, dit-il, entendre jouer de cet instrument. »

Le directeur du télégraphe s’excuse en assurant qu’il connaît à peine les notes ; le gouverneur insiste ; bref, à la prière de mon hôte je m’assieds devant l’harmonium. Mes auditeurs sont peu faits pour m’intimider, mais le choix du morceau me rend fort perplexe. Les hauts faits de Cyrus, de Darius ou de Xerxès lui-même n’ont jamais, que je sache, été mis en musique. Tranchons la difficulté et attaquons. la Fille de madame Angot. Afin d’apprécier plus à l’aise les charmes de l’opérette, le gouverneur se laisse glisser au bas de son fauteuil et s’accroupit sur les talons. Tout à coup il m’interrompt :

« Cet air est charmant, dit-il, mais vous le jouez beaucoup trop vite, c’est à en perdre la tête. Frappez encore cette mélodie très lentement et bien fort. »

Je recommence sur un rythme à porter en terre mademoiselle Angot elle-même : alors l’enthousiasme éclate de tous côtés ; le gouverneur dodeline sa tête de droite à gauche comme les enfants musulmans auxquels on enseigne le Koran ; le mirza et les serviteurs, suivant l’exemple de leur maître, font entendre des cris d’admiration : tous ces gens-là ont l’air parfaitement idiots.

J’abandonne la place et j’invite le hakem a venir, à son tour, essayer l’instrument.

« Je veux bien, dit-il, j’adore la musique ; mais je m’aperçois que vous agitez simultanément les pieds et les mains, et que tout votre corps est en mouvement : cela doit être bien pénible : mes doigts ne suffiraient-ils pas à faire le bruit »

De mes explications sommaires l’Excellence conclut qu’un artiste de mérite doit se borner à taper sur le clavier, et que la mise en mouvement des soufflets est un travail de vil manœuvre tout au plus digne d’un Farangui. Rassuré par cette pensée, il s’assied devant l’orgue, fait signe à deux ferachs de s’allonger à ses pieds et de lever et baisser les pédales, tandis qu’il frappe sur les touches à tort et à travers ; la joie de mon élève est sans égale : il crie, rit aux éclats, s’agite sur sa chaise et distribue, en témoignage de satisfaction, une grêle de coups aux serviteurs étendus à terre, tout en se plaignant que ces paresseux ne donnent pas assez