Page:Dieulafoy - La Perse, la Chaldée et la Susiane.djvu/231

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verdoyants ; un printemps éternel revêt la vallée d’une parure qui rend la terre jalouse ; les fleurs parfument l’air comme le musc ; les ruisseaux répandent une eau limpide comme la fontaine de vie. Le vent, en soufflant au milieu des riants bosquets et des arbres aux épais feuillages, imite la voix plaintive de la colombe ou les gémissements du rossignol. Que la pluie t’arrose, ô Ispahan, entre toutes les villes, que la rosée du ciel te rafraîchisse parmi toutes les cités, lorsque le tonnerre mugit au loin et que l’éclair, semblable à l’œil des vipères, traverse les nuées. Hamadanesi un lieu de délices que chacun désire habiter, mais Ispahan est l’image du paradis. »

Nous laissons en arrière quelques petits villages ruinés et nous nous jetons à travers des vergers couverts de pastèques et de melons déjà murs. La terre, noire et humide, est encore imprégnée des eaux d’irrigation ; les ruisseaux qui bruissent au milieu des plantations de maïs et de sorgho rappellent à mon souvenir les rives du Nil au lendemain de l’inondation et les merveilleux jardins de Syout, la reine de la haute Egypte.

Je me rapproche des murailles, je franchis les fortifications, mes yeux se portent autour de moi, et subitement je m’arrête. Quelle amère déception est la mienne ! Suis-je dans une ville saccagée prise d’assaut ? En arrière de l’enceinte se présentent des ruelles couvertes d’un épais matelas d’immondices ; à droite et à gauche s’ouvrent des bazars abandonnés, des rues désertes que jalonnent des pans de murs prêts à s’écrouler sur les passants. On n’aperçoit âme qui vive dans ces faubourgs devenus l’asile des scorpions et des serpents ; la dévastation est complète et semble avoir été systématiquement opérée : les baies sont dépourvues de boiseries ; on a renversé les terrasses pour arracher les poutres qui les soutenaient ; les revêtements de faïence ont été brutalement brisés ou volés ; les murs de terre, lavés par les pluies, restent seuls debout.

En passant dans un autre quartier, encore plus ruiné s’il est possible que les précédents, j’aperçois de bons paysans chargeant les débris (les maisons dans des couffes de paille suspendues aux flancs de petits ânes. Ces briques de terre crue, imbibées de salpêtre, sont appréciées à l’égal des meilleurs amendements.

La « moitié du monde », la « rose fleurie du paradis », la cité royale sert aujourd’hui à faire pousser des pastèques et de savoureux concombres.

Je continue ma route en philosophant sur les étranges destinées des villes et des empires, et j’arrive enfin à l’entrée du Tchaar-Bag (Quatre-Jardins). Cette magnifique promenade, plantée sous chah Abbas, est ainsi nommée parce qu’elle fut créée sur l’emplacement de quatre biens valks, appartenant à une mosquée et pour la location desquels le roi s’engagea, en bonne et due forme, à payer éternellement un fermage annuel. Elle est formée de cinq larges allées ombragées par des platanes près de trois fois centenaires. Les siècles n’ont pas été cléments à ces vieillards : un grand nombre d’arbres sont morts et ont laissé en périssant d’attristantes trouées dans cette superbe plantation.

Le Tchaar-Bag s’étend sur une longueur de plus de trois kilomètres. L’avenue centrale, réservée aux piétons, est pavée et encadre un canal destiné à amener les eaux dans une série de bassins de formes et de grandeurs différentes ; les contre-allées servent aux cavaliers. A droite et à gauche je laisse les ruines d’une dizaine de palais ou vivaient autrefois les plus puissants personnages de la cour, j’admire au passage la façade extérieure de la médressè de la Mère du roi, et j’atteins le célèbre pont du a la munificence d’Allah Verdi khan, l’ami et le généralissime d’Abbas le Grand. L’ouvrage, jeté sur le Zendèroud, repose ses deux cent quatre-vingt-quinze mètres de longueur sur trente-quatre piles également espacées. La chaussée centrale, large et bien entretenue, est destinée aux caravanes ; de chaque côté de la voie s’élèvent, en guise de parapet, de hautes galeries couvertes, réservées aux piétons. Les