Page:Dieulafoy - La Perse, la Chaldée et la Susiane.djvu/233

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

étaux des bouchers. Les rues ne sont guère animées ; quelques notes gaies tranchent pourtant sur le fond sombre de la verdure. Ce sont des enfants arméniens coiffés de calottes de laine vermillon qui reviennent de l’école et nous saluent gentiment au passage d’un bonjour, mossioû, on d’un good morning, des femmes voilées de blanc qui circulent à pas comptés le long des murailles.

Chaque quartier est séparé de ses voisins par des portes massives fermées dès la tombée de la nuit ; tout auprès de l’une d’elles, une ruelle détournée conduit au monastère des Mékitaristes, où depuis vingt-deux ans vit en véritable anachorète le R. P. Pascal Arakélian, l’unique pasteur du petit troupeau d’Arméniens unis de Djoulfa. Tous les Européens de passage à Ispahan sont désireux de se mettre sous la protection de cet homme respectable et, certains d’être bien accueillis, viennent demander l’hospitalité au couvent.

Nous sommes attendus ; au premier coup de marteau la porte s’ouvre toute grande, sous l’effort d’un gamin qui sert de portier, d’écuyer, de valet de chambre et de sacristain au bon Père. Celui-ci accourt au-devant de nous, embrasse Marcel comme au vieux temps du christianisme, et nous conduit, après avoir traversé un cloître pavé de dalles tombales, dans une vaste pièce où deux appartements parisiens danseraient tout à l’aise.

« N’attendez pas, nous dit le Père d’une voix profonde comme un bourdon de cathédrale, que les moines dont j’étais le supérieur viennent vous souhaiter la bienvenue et vous présenter leurs respects : quelques années de séjour dans ce pays, l’ennui, le découragement peut-être m’ont enlevé tous mes frères, couchés aujourd’hui sous les dalles du cloître. Quant à moi, j’ai résisté jusqu’ici aux influences pernicieuses du climat, grâce à mon origine orientale et à mon vigoureux tempérament. Je suis décidé à rester à Djoulfa jusqu’à ce que Dieu m’appelle à lui, mais, en attendant cette fatale échéance, je remercie le Seigneur de vous avoir envoyés à Ispahan : vous ne sauriez comprendre le plaisir que vous me faites en venant changer le cours de mes tristes pensées. Soyez donc les bienvenus : le couvent tout entier vous appartient, et son supérieur sera toujours heureux d’être a votre disposition, de vous accompagner quand cela vous sera agréable, ou de vous procurer tous les renseignements qui pourront vous être nécessaires. Votre chambre est très fraîche le jour, et vous y serez bien, je l’espère ; mais la nuit elle manquerait d’air : aussi ai-je fait préparer à votre intention la partie haute du clocher, où j’ai l’habitude de dormir tout l’été. »

La nuit étant venue, le Père nous invite à nous mettre à table devant un dîner des plus appétissants ; puis, en attendant que notre caravane soit arrivée, il nous conduit dans le jardin, planté de peupliers et de vignes, au milieu desquels une gazelle fort sauvage bondit en causant mille dégâts.

« Quelle est l’origine de cette colonie arménienne perdue au cœur d’un pays musulman, et à quelle époque remonte sa fondation ? ai-je demandé au Père.

— Les Arméniens, dans des temps très reculés, se fixèrent au pied du mont Ararat. D’après d’anciennes traditions, leur nom serait dérivé de celui d’Aram, qui fonda en 1800 avant Jésus-Christ le royaume d’Arménie.

« Au quatrième siècle de notre ère, mes compatriotes embrassèrent la religion chrétienne. A dater de leur conversion s’ouvrit pour eux une ère de prospérité et de progrès intellectuel ; des auteurs célèbres traduisirent des ouvrages hébreux, syriaques et chaldéens, mirent même en hexamètres les œuvres d’Homère, et portèrent notre littérature à son apogée vers l’époque du concile de Chalcédoine, après la scission religieuse qui divisa les Arméniens et les Grecs. Les recueils liturgiques remontant à cette date contiennent des prières sublimes écrites dans la vieille langue, qui diffère sensiblement de l’arménien moderne, abâtardi et mélangé de mots étrangers,