Page:Dieulafoy - La Perse, la Chaldée et la Susiane.djvu/285

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sur la terre bénie de Dran. Malgré les regrets qu’éprouvèrent les khanoums au moment de le quitter, elles obéirent à ses ordres avec plaisir, car depuis deux mois elles n’avaient guère vu ni la lumière du soleil ni un coin du ciel bleu. Nasr ed-din chah était d’ailleurs ravi de son voyage : il recevait partout l’accueil le plus respectueux ; des fêtes superbes lui étaient offertes, et dans les grandes villes on rassemblait en son honneur des troupes magnifiquement habillées.

« La première fois qu’il assista à une de ces grandes manœuvres militaires, il ne put, à la vue des beaux uniformes des soldats russes, réprimer son émotion et sa jalousie. De retour au palais il se montra fort courroucé contre le spaçalar (généralissime des armées persanes).

« Que fais-tu, lui dit-il, de tout l’argent que je consacre à l’habillement de mes troupes ? Le tsar aurait-il des serviteurs intègres, et moi des esclaves dignes de mourir sous le bâton ? »

« En entendant de la pièce voisine la voix vibrante de Sa Majesté, nous nous prîmes à trembler pour la vie du spacalar ; mais ce grand ministre, dont personne ne soupçonnait alors les détournements, répondit avec une telle présence d’esprit, que la fureur de son maître disparut comme les gelées d’hiver aux premiers rayons du soleil.

« Votre Majesté ne sait-elle donc pas qu’en l’honneur du passage du successeur de Djemchid et de Kosroès, le tsar a fait habiller à neuf son armée tout entière ? »

« Quelle impression Sa Majesté a-t-elle rapportée des différents pays d’Europe ? ai-je repris.

— Nasr ed-din chah aime beaucoup le Faranguistan (nom persan de l’Europe). Il a vu à ses pieds les plus grands rois et les plus puissantes princesses du monde chrétien ; il a admiré des danseuses étonnamment agiles et des femmes belles et élégantes : mais rien ne lui a paru comparable à son pays natal.

« A son retour d’Europe il vint, après avoir débarqué, se reposer le soir dans un Kalar bâti sur les rivages désolés de la mer Caspienne, et, saisi d’une émotion subite, il s’écria, en prenant à témoin ses compagnons de voyage :

« Regardez ce paysage, cette eau, ce soleil : en est-il un parmi vous qui ait vu un pays plus beau que la Perse ? »

« Le chah parle cependant avec plaisir de son passage dans les grandes villes du Faranguistan ; afin de conserver un souvenir durable de ses voyages, il a fait exécuter une grande boule d’or sur laquelle on a tracé, en rubis, émeraudes et saphirs enlevés aux couronnes de ses ancêtres ou de ses prédécesseurs, les mers, les montagnes, les vallées et les villes des pays qu’il a parcourus. Les plus beaux diamants du trésor signalent l’emplacement des capitales.

— Avez-vous vu ce globe Terrestre. Khanoum ?

— Certainement ; il a été déposé quelques jours chez AnizeH Dooulet, qui a vertement reproché au roi d’avoir fait 1111 aussi mauvais usage de bijoux d’aussi grande valeur.

— Il est regrettable en effet que Sa Majesté ait détruit des joyaux historiques.

— C’était bien là le dernier souci d’Anizeh Dooulet ! Elle aurait mieux aimé que le roi les lui eût donnés !

— Vous a-t-elle parlé de l’origine de ces trésors ?

— La plupart, prétend-elle, ont été rapportés des Indes après les conquêtes de Nadir chah. A la mort de ce prince ils furent remis à Mohammed-Aga, le fondateur de la dynastie kadjar. Seul chah Rokheh, le souverain dépossédé, refusa de livrer les richesses qu’il réservait à ses enfants à défaut de la couronne. Bien que privé de la vue, il cacha ses pierres précieuses, dérouta les espions du nouveau roi et affirma sous les serments les plus solennels qu’il n’avait en sa possession aucun joyau de valeur.

« Chercher à soustraire des trésors au terrible Mohammed-Aga, c’était s’exposer aux plus grands dangers. L’infortuné chah Bokheh supporta d’abord avec un courage surprenant chez