Page:Dieulafoy - La Perse, la Chaldée et la Susiane.djvu/305

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même ne doivent-elles pas s’effondrer et entraîner dans leur ruine le premier Farangui qui les foulera sous son pied profanateur ?

Je vais faire consigner soigneusement la décision des mollahs ispahaniens ; cette habile interprétation des textes nous sera peut-être fort utile dans les provinces du sud.

9 septembre. — Le soleil n’a pas encore fait son apparition au-dessus de l’horizon quand notre petite troupe débouche sur le Meïdan. Cette vaste esplanade, tracée par Abbas le Grand vers 1580, s’étend en forme de parallélogramme et couvre près de dix hectares. La place est entourée de superbes bazars. Celui des tailleurs, notamment, est un des plus beaux et des plus élégants de la Perse entière. Une porte, désignée sous le nom de Négarè Khanè, le met en communication avec le Meïdan. Elle est flanquée à droite et à gauche de loggias, aujourd’hui insolides, dans lesquelles se plaçaient les deux musiques turque et persane du grand sofi.

Du haut des balcons réservés aux orchestres royaux, l’esplanade, avec sa ceinture de canaux revêtus de marbre blanc, se présente sous un aspect vraiment grandiose. Son étendue et la parfaite symétrie des constructions sont d’autant plus dignes de remarque, que ces qualités sont en désaccord avec les habitudes et les idées non seulement de l’Orient, mais même de l’Occident à l’époque où le Meïdan fut tracé.

La conception des grandes lignes de ce plan dénote chez chah Abbas une puissance d’imagination et une rectitude d’esprit dont nous avons déjà eu la mesure en parcourant les quadruples allées du Tchaar-Bag et les ruines des vingt palais disposés comme de somptueux jalons en bordure de cette avenue.

N’est-il pas singulier de rencontrer dès la fin du seizième siècle, dans un pays où l’art a toujours conservé un caractère essentiellement libre, une de ces grandes ordonnances caractéristiques de l’architecture française du dix-septième siècle et des ruineuses fantaisies du roi-soleil ? C’est à se demander si l’âme de l’un des grands constructeurs de la Home impériale, avant de transmigrer dans le corps du Bernin ou de Le Nôtre, fie se serait pas incarnée dans l’architecte du Tchaar-Bag et du Meïdan Chah.

Sans essayer d’élucider après Pythagore une aussi grave question, je constate simplement qu’il n’existe pas dans le monde civilisé une place fermée digne de rivaliser en étendue, en symétrie et même en beauté avec l’esplanade de la masdjed Chah. Cette opinion ne m’est pas exclusivement personnelle : les rares voyageurs venus en Perse au dix-huitième siècle s’accordent à dire qu’aucune ville d’Europe ne présente un ensemble de constructions comparable au Meïdan Chah d’Ispahan.

La première fois que j’ai traversé l’esplanade, je me suis pourtant souvenu de la place Saint-Marc. Toutes deux sont entourées de bâtiments à arcades réunis à l’une des extrémités par un temple magnifique ; la mosquée Cheikh Loft Oullah, placée sur la gauche de la masdjed Chah, rappelle par sa position la grande horloge vénitienne, tandis que, sur la droite, à la place du campanile, s’élève le pavillon connu sous le nom d’Ali Kapou.

Ne prolongeons pas ce parallèle : il ne serait pas à l’avantage de l’Italie. Je chercherais en vain à Venise : un ciel admirablement pur faisant vibrer sur un fond d’un bleu presque noir les émaux turquoise mêlés aux volutes blanches ou jaunes des coupoles et des minarets ; le soleil radieux qui semble étendre sur tous les édifices un mince glacis d’or ; les nombreux chameaux dont la grande taille se perd dans l’immensité du cadre qui les entoure ; et enfin, ces musiciens venant, en souvenir du culte de leurs ancêtres, saluer le soleil, symbole des forces vivantes de la nature, à l’instant où il s’éteint dans les ombres du crépuscule et où il renaît chaque matin au lever de l’aurore. De longues trompettes de cuivre n’ayant rien à envier comme sonorité à celles des guerriers placés en tête du