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Page:Dieulafoy - La Perse, la Chaldée et la Susiane.djvu/32

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chevelure, se détache sur le fond des murs de terre et attire tout d’abord mon attention. C’est un Arménien de Trébizonde, abandonné par une caravane de marchands persans. Le gamin, dès qu’il nous voit, se précipite vers la voiture, s’empare des bagages et nous guide vers la porte, encombrée d’officiers russes venus à leur pension, prendre, après la manœuvre, le zakouski national.

Enfant armenien

L’installation de l’hôtellerie est supérieure à celle des maisons de poste ; néanmoins elle laisse fort à désirer. L’éternel samovar et une table chargée des éponges et des peignes communs à tous les voyageurs constituent le mobilier d’une chambre, dont les croisées, vissées, ont leurs plus petits joints recouverts de papier. Le lit se compose d’un mince matelas posé sur des sangles et d’une couverture ; les draps font défaut. Ils seraient superflus, les Russes, au moins dans le Caucase, n’enlevant jamais leurs vêtements avant de se coucher.

Mon cœur se soulève en entrant dans cette chambre où l’air n’est jamais renouvelé. Mais à quoi servirait de se montrer délicate ? Il s’agit d’abord de conquérir le déjeuner. Selon mon habitude, je remplace le discours éloquent que je ne manquerais pas de placer à cette occasion, si je savais la langue russe, par des gestes expressifs et animés. Je rapproche à plusieurs reprises les doigts de ma bouche ouverte, pendant que de l’autre main je serre ma poitrine afin d’exprimer les angoisses d’un estomac délabré. Cette demande muette, comprise du Spitzberg à l’Équateur, reste ici sans réponse. Décidément le moscovite est une langue bien difficile.

Seul mon petit Arménien paraît frappé d’une idée lumineuse ; supposant que le conducteur de la calèche doit nous comprendre après nous avoir accompagnés pendant dix jours, il part et me le ramène aussitôt.

Cet honnête Moscovite prend ma montre et, posant son doigt sur la douzième heure, hurle son niet habituel tout en heurtant ses mâchoires l’une contre l’autre ; puis, faisant parcourir à l’aiguille le quart du cadran, il se place à table d’un air réjoui. Tout cela veut dire, si je ne me trompe, que pour le moment on ne trouve rien à manger à l’hôtellerie, mais qu’à trois heures nous dînerons chez Lucullus.

Alors, également ravis du restaurant et du logis, mais l’estomac creusé par dix jours de jeûne ou d’oie fumée, nous sortons, espérant trouver, comme dans les bazars de Stamboul, des cuisines en plein vent toujours ouvertes aux affamés.

Les bazars d’Érivan sont bruyants et animés ; d’étroites boutiques, placées de chaque côté d’un passage couvert, sont encombrées d’objets hétéroclites ; les négociants, assis sur leurs talons, causent avec leurs clients, ou roulent mélancoliquement entre leurs doigts les grains d’un chapelet d’ambre, destiné plutôt à faire des calculs commerciaux qu’à compter des prières. Changeurs et marchands ambulants parcourent les rues en poussant des cris stridents ; le peuple circule, se pousse, s’injurie et se faufile au milieu des caravanes de chameaux, de mulets et d’ânes, animaux trop honnêtes pour écraser quelqu’un dans cette bagarre.