Page:Dieulafoy - La Perse, la Chaldée et la Susiane.djvu/348

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époques différentes, afin de choisir les meilleures, et finalement en a refusé plus de cent, sous les prétextes les plus divers. Cette fastidieuse cérémonie terminée, notre homme a annoncé qu’il reviendrait demain peser les charges avec une romaine, et s’assurer que chacune d’elles n’excédait pas le poids réglementaire de treize batmans tabrisi (soixante-quinze kilos), soit pour un mulet cent cinquante kilos. Cette limite ne saurait être dépassée sans danger pour les bêtes de somme, tant sont mauvaises et accidentées les routes d’ispahan à Chiraz.

«  Quand partons-nous ? ai-je demandé.

— Dieu est grand ! m’a répondu le lieutenant du tcharvadar : un de nos voyageurs est malade ; s’il n’expire pas d’ici a trois ou quatre jours, sa maladie sera de longue durée, et en ce cas nous le forcerons bien à se mettre en route ; si Allah, au contraire, met un terme à sa vie, nous attendrons sa mort, pareil incident n’étant pas de bon augure dès les premiers jours d’un long voyage. »

Nous avons, je le vois, tout le temps de terminer nos courses autour d’ispahan et de faire en conscience nos préparatifs de départ.

19 septembre. — Victoire ! le dîner d’hier soir s’est terminé sans, accident ! Tous les invités du Père ont gardé une tenue digne d’éloges ; la gazelle était délicieuse les pilaus cuits à point, et rien ne manquait au fest in, pas même la présence de la « mécanique » célèbre de cette charmante Mme Youssouf. L’ «  accoutrement diabolique » se composait d’une jupe de satin noir drapée avec un certain art, d’un corsage de même étoffe, montant jusqu’au cou, ajusté comme un vêtement confectionné à quatre mille lieues de la personne à laquelle il est destiné, et posé sur un corset exécuté dans les mêmes conditions que le corsage. Je dois avouer cependant que, mise en comparaison avec les sacs portés en guise de robes par l’aristocratie d’ispahan, la toilette à la mode farangui était de nature à troubler la paix des familles.

Au dessert, l’évêque a bu à notre heureux voyage, à l’espoir de nous revoir à Ispahan ; puis on a quitté le réfectoire, et les convives sont rentrés au parloir. La trêve accordée par des estomacs affamés n’avait plus dès lors sa raison d’être, la jalousie a repris ses droits, et les ennemis de la « mécanique » se sont enfuis de bonne heure.

Nous travaillons depuis trois jours à faire et défaire nos caisses, sans pouvoir atteindre exactement le poids réglementaire ; quand les boîtes de clichés, les objets achetés au bazar d’ispahan et notre collection de carreaux de faïence ont été soigneusement emballés dans du coton et rangés au fond des coffres, les Icharvadars ont apporté un instrument à peser, fixé à trois barres posées en faisceau ; les charges étaient trop lourdes, je les ai rendues plus légères ; alors tous les objets se sont mis à danser. Rref, il a fallu rapetisser les caisses et les régler à nouveau. Nous avons repris quelques krans que les tcharvadars ont trouvés trop légers après une seconde vérification, et nos hommes se sont enfin décidés à lier les bagages.

Je croyais être au bout de mes peines ; quelle erreur ! Les muletiers, en appareillant les colis deux à deux, et en les reliant l’un à l’autre avec des cables légers, mais très résistants, fabriqués en poil de chèvre, ont laissé échapper une extrémité de la corde et ont lancé en l’air un nuage de poussière ; Marcel, qui, contrairement à ses habitudes, surveillait les travailleurs, a fortement éternité. Frappés de stupeur, les muletiers se sont regardés d’un air anxieux : «  Eternuez, au nom du ciel, élernuez encore deux fois, si vous le pouvez », a souftlé Mirza Taghuy khan.

Mon mari a suivi ce conseil, et les tcharvadars ont repris sur-le-champ l’opération interrompue. Eternuer une fois est un présage de malheur, devant lequel personne n’hésite à cesser tout travail ; éternuer trois fois est, en revanche, d’un heureux augure. Sans l’avis