Page:Dieulafoy - La Perse, la Chaldée et la Susiane.djvu/365

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

vaine parure, car l’artiste briserait ses os sans ce matelas protecteur quand, animé du souille divin, il tape il tort et à travers sur la corde tendue et fait rendre à l’ instrument à carder des sons aussi mélodieux que ceux d’un tambour de basque.

L’ennemi de notre musicien, le propriétaire des chats, est un habitant de Yezd en Kirmanie, qui transporte de Tauris à Bombay une vingtaine de beaux angoras. Depuis plusieurs années il voyage sans trêve ni répit entre la Perse et les Indes et lire profit, paraît-il, de son étrange marchandise.

Si les chats orientaux n’apprécient pas m ieux la musique classique que leurs frères européens, on ne saurait leur en vouloir ; ils me paraissent même dans leur droit en se montrant nerveux et irritables pendant la durée du pénible voyage auquel on les condamne. Quelle dure épreuve à imposer à un matou d’humeur peu vagabonde que soixante jours de gaféla et treize jours de mer ! Dans le fait, on ne réussirait pas à transporter à dos de mulet des animaux d’un caractère aussi indépendant et aussi difficile à discipliner que celui des chats, si leur maître ne les soumettait à un règlement sévère et ne leur en faisait exécuter tous les articles avec autant de rigueur que le permet la marche de la caravane.

A l’arrivée au caravansérail, le Yezdicn choisit une pièce isolée, ou tout au moins fort éloignée du campement du musicien ; il plante deux crampons de fer dans le sol, attache une longe à l’extrémité de chacun d’eux et fixe à cette corde une ficelle cousue au collier des chats. Chaque animal, placé par rang de taille, le plus gros en tête, assis ou couché sur le sac de toile dans lequel il voyage la nuit, est séparé de son voisin par un intervalle de cinquante centimètres. Les enfants à la mamelle sont enfermés avec leur mère dans des boîtes à clairevoie assez large pour leur permettre de passer à travers.

La troupe féline demeure tout le jour dans une sorte de léthargie et se réveille, en menant grand vacarme, aux heures des repas, exclusivement composés de viande de mouton. Alors ce sont des bonds désordonnés, des cabrioles, des cris, des miaulements désespérés, semblables aux hurlements des bêtes fauves. Cette animation extraordinaire se calme dès que la nourriture est distribuée : chaque animal dévore gloutonnement sa ration et retombe dans sa torpeur résignée. Les tout petits chats paraissent mieux supporter la fatigue que les gros ; ils jouent entre eux sans songer à s’échapper, tandis que leurs camarades plus âgés s’efforcent sans jamais se rebuter de déchirer avec leurs griffes et leurs dents les solides cordelles de poil de chèvre qui les retiennent prisonniers. Au départ, chacun des matous est enfermé dans sa maison de toile ; les sacs sont attachés deux par deux et placés sur un cheval, bien surpris de porter une marchandise très disposée à témoigner toutes les nuits son mécontentement par un concert de miaulements discordants.

Les chats expédiés aux Indes dans ces conditions sont des angoras blancs ; arrivés à destination, ils vaudront de cinquante à soixante francs chacun.

26 septembre. — Pendant la durée des deux dernières étapes il nous a semblé, réduits, faute de lune, aux pales clartés des planètes, que le pays était désert, et la montagne dépourvue de toute végétation. Nous voici à Abadeh. La ville paraît importante et, bonheur suprême, est dotée d’une station télégraphique et d’un gouverneur.

L’intervention de ce dernier nous est fort utile : le tcharvadar bachy se refuse il tenir la promesse qu’il nous a faite de s’arrêter un jour à Abadeh pendant que, doublant les étapes, nous irons à l’oasis d’Éclid visi ter une mosquée des plus remarquables dont on nous a parlé à Téhéran, et nous informer ensuite si la tribu des Hakhtyaris, cette souveraine maîtresse des défilés du Loristan, laisse circuler les étrangers entre le Fars et la Susiane.

Marcel regretterait beaucoup de renoncer à cette partie de notre voyage : nous saisissons donc avec empressement l’occasion de faire comparaître le tcharvadar bachy devant le