Page:Dieulafoy - La Perse, la Chaldée et la Susiane.djvu/44

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de fonte semblables à ceux que nous avons déjà rencontrés dans le Caucase, paraissent soigneusement établis.

Le directeur du bureau anglais de Djoulfa, un Russe, M. Ovnatamof, est la providence qui va nous permettre d’entrer en Perse. Il parle bien le français et se met à notre disposition avec la plus extrême complaisance. Après avoir changé nos pauls russes en monnaie d’argent, il loue les chevaux de transport, engage des serviteurs, fait accepter aux muletiers, en payement du premier acompte, les pièces qu’on vient de nous remettre, et, comme recommandation dernière, engage Marcel à résister aux instances dont les tchavadars ne manqueront pas de l’assaillir afin d’obtenir en route quelques tomans : la moindre complaisance à ce sujet pourrait nous exposer à être abandonnés avant d’arriver à Tauris.

M. Ovnatamof me donne aussi des renseignements sur la vie que je vais mener désormais. J’ai eu tort de me plaindre des maisons de poste russes et de leurs lits de bois ; je dois renoncer à ce dernier confortable. « Vous trouverez comme abri, me dit-il, des caravansérails ouverts à tous les vents ; le sol nu vous servira de matelas, la selle de votre monture d’oreiller ; vous n’aurez même pas la ressource de coucher sur la paille : il n’en reste plus pour les chevaux, obligés de se nourrir depuis un mois des herbes vertes qui commencent à couvrir la terre. »

Au moment où tous les préparatifs sont terminés et le départ fixé au lendemain, la porte s’ouvre ; l’agent persan, accompagné de tous ses serviteurs, entre avec gravité et, la main placée sur le cœur, nous fait ses offres de service. Je suis polie, et, prenant aussitôt la même pose : « Votre Excellence a-t-elle bien dormi ? » Il hésite un instant, interrogeant mon regard afin de savoir si je me moque de lui ; puis, reprenant son aplomb, il se met de nouveau à notre disposition. Voilà mon début avec les fonctionnaires de l’Iran. Ce lourd personnage n’a pas d’ailleurs la portée que je lui ai généreusement prêtée tout d’abord : il perçoit à la fois les revenus de la douane et achète au gouverneur de l’Azerbeïdjan la faveur d’exploiter le bac de Djoulfa.

À tous les degrés de la hiérarchie, les emplois se donnent au plus offrant dans le royaume du roi des rois. Le bac est affermé quarante mille francs, mais le concessionnaire est libre de percevoir les droits de péage à son gré et sans aucun contrôle. Comme de son côté le gouverneur de l’Azerbeïdjan reçoit à titre de traitement les revenus de la douane, il laisse pressurer les contribuables, afin d’élever au maximum le rendement du fermage. Aussi avant d’obtenir de lui le poste de Djoulfa, faut-il avancer une somme plus forte qu’aucun autre prétendant, et présenter en garantie une solide réputation de friponnerie, nécessaire pour exercer convenablement ces délicates fonctions.

7 avril. — Me voici au terme de la première étape de caravane. Elle a duré huit heures. Le plaisir de me retrouver à cheval et le bonheur d’être débarrassée de cette affreuse diligence russe, toujours prête à verser, me font oublier toute fatigue.

En quittant les bords de l’Araxe, les guides ont fait un long détour, dans l’unique dessein d’aller dans un village changer les vigoureuses bêtes de charge louées par M. Ovnatamof contre de mauvaises rosses incapables de mettre un pied devant l’autre ; la substitution a été habilement faite, et les bons chevaux sont retournés à Djoulfa.

Nous avons marché cinq heures dans un sauvage défilé de montagne, auquel a succédé une plaine coupée de hautes collines dont les teintes varient depuis le vert céladon, bien qu’aucune végétation ne se développe sur ces mamelons pierreux, jusqu’au rouge le plus intense. À la tombée de la nuit, nos guides se sont demandé s’ils attendraient le jour dans un campement kurde établi sur la droite, ou s’il valait mieux se diriger vers un village situé au pied de la montagne.

Pendant ces pourparlers, les nomades, accourus sur la route, nous ont regardés avec un