Page:Dieulafoy - La Perse, la Chaldée et la Susiane.djvu/46

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et où l’on ne trouve, en arrivant au gîte, que la paille nécessaire aux chevaux et l’abri si utile aux cavaliers. Les khourdjines sont connues en France et utilisées à recouvrir des meubles depuis que les tapis persans ont envahi nos mobiliers.

Ma première soirée sur la terre de l’Iran se passe à regarder du coin d’un œil jaloux les préparatifs de nos voisins ; un mince plaid nous servira de matelas, les sacs de nuit d’oreiller, une couverture de fourrure recouvrira le tout. Le nécessaire de chasse est tout à fait insuffisant, et nos nouveaux serviteurs, un cuisinier et un maître d’hôtel déguenillés, gémissent d’être privés de récipients dont ils ont l’habitude de se servir et réduits à présenter les mets l’un après l’autre : c’est, paraît-il, une infraction grave aux règles les plus vulgaires du service de table, l’étiquette persane exigeant que les divers plats d’un repas soient tous apportés en même temps. Je calme de mon mieux le souci de ces braves gens en leur assurant qu’à Tauris j’acquerrai une batterie de cuisine modèle. Cette déférence respectueuse pour les coutumes du pays fait renaître le calme au fond de ces âmes troublées. Vers dix heures tout s’endort dans le caravansérail, les lumières s’éteignent, et dans les profondeurs obscures de l’écurie vibre seule la braise du foyer, auprès duquel apparaît de temps à autre la silhouette d’un homme à demi endormi, venant prendre du bout des doigts les charbons ardents destinés à allumer le kalvan, cette longue pipe qui ne reste jamais inactive, même pendant le repos de la nuit.

8 avril. — À l’aurore, le tcharvadar bachy (muletier en chef) réveille ses voyageurs par un vigoureux « Ya Allah ! » La terre est bien dure et je suis ravie de voir le jour, car j’espère secouer en chemin la courbature que je ressens depuis les pieds jusqu’à la tête. Nous sommes bientôt debout et prêts à partir ; les mafrechs de nos compagnons de route sont bouclées ; chaque muletier reprend la charge de ses chevaux, fixée sur les bats avec des cordes de poil de chèvre, et nous sortons du caravansérail, laissant quelques pièces de monnaie au gardien, dont les remerciements et les vœux nous accompagnent au loin. Le témoignage de sa reconnaissance me surprend, les Persans m’ayant paru estimer à un très haut prix les services rendus. Un des voyageurs que je me suis chargée de défendre contre les Kurdes… s’ils nous attaquent, m’explique alors que le plus grand nombre des caravansérails sont, comme les mosquées, des fondations pieuses entretenues par la libéralité des descendants du donateur. Un homme de confiance payé sur des fonds affectés à cet usage reçoit les caravanes, ouvre et ferme les portes matin et soir ; les étrangers, s’ils ne lui demandent aucun service personnel, ne lui doivent aucune rémunération, quelle que soit la durée de leur séjour. Le gardien se contente d’un modique bénéfice sur les maigres approvisionnements de paille, de bois et de lait aigre vendus aux muletiers.

La plupart des travaux d’utilité publique sont édifiés en Perse dans les mêmes conditions, et c’est le plus souvent à la générosité ou aux remords de quelques particuliers que piétons et cavaliers sont redevables des ponts sur lesquels ils traversent les rivières.

Les caravansérails, nombreux autrefois sur les voies importantes, rendaient les plus grands services au commerce. Construits avec soin, entourés de murailles flanquées de tours, ils étaient assez bien fortifiés pour être à l’abri d’un coup de main. Les souverains, jaloux de la prospérité de la Perse, les avaient multipliés dans toute l’étendue de leur royaume. Chah Abbas en fit construire neuf cent quatre-vingt-dix-neuf, disent les chroniques, et assura ainsi des communications faciles et rapides entre les différentes parties de son vaste empire. La plupart de ces caravansérails royaux, aujourd’hui ruinés, ne peuvent plus offrir d’abri aux honnêtes gens et servent exclusivement aux voleurs de grands chemins, dont ils sont devenus les quartiers généraux. Le temps n’est pas la seule cause qui ait amené la destruction de ces édifices : les successeurs de chah Abbas, n’ayant point hérité avec le trône de ses idées