Page:Dieulafoy - La Perse, la Chaldée et la Susiane.djvu/49

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généreuses, eurent le tort de les louer à des prix trop onéreux et réduisirent ainsi les fermiers à exploiter les caravanes. Les conséquences de cette détestable administration ne se tirent pas attendre : le trafic se ralentit de jour en jour, les bâtiments royaux demeurèrent déserts et furent en définitive abandonnés, au profit des caravansérails particuliers, où les voyageurs trouvèrent un accueil bienveillant et une hospitalité économique.

Nous traversons des vallées fertiles et bien cultivées ; les cheptels sont nombreux ; on voit à la suite de tous les troupeaux des juments suivies de leurs poulains. D’ailleurs l’élevage est de tradition dans le pays. Déjà, au temps de Darius et de ses successeurs, l’Azerbeïdjan devait fournir aux écuries royales un tribut de vingt mille étalons et les chevaux niséens attelés au char du grand roi.

Les arbres font seuls défaut dans ces paysages un peu monotones, se déroulant uniformément de colline en colline : pas une fige élancée, pas même un buisson touffu où l’on puisse espérer s’abriter des rayons du soleil. Tout aussi rares que les arbres sont les hameaux et les maisons isolées. Depuis mon entrée sur le territoire persan j’ai vu les habitants groupés dans des bourgs plus ou moins importants, les nomades campés sous la tente, mais nulle part le paysan vivant dans sa ferme au milieu des champs et des cultures. Aussi le nord de l’Azerbeïdjan a-t-il, malgré la fertilité bien connue du sol, un aspect triste et vide, dont les plus pauvres campagnes de France ne sauraient donner une idée. Les villages eux-mêmes sont très clairsemés, et le voyageur doit se déclarer fort heureux d’en rencontrer un à chaque étape.

9 avril. — Marande est une petite ville de trois ou quatre mille habitants. C’est l’ancienne Mandagarana de Ptolémée. D’après les traditions arméniennes, les plaines environnantes partagent avec celles d’Érivan l’honneur d’avoir été repeuplées les premières après le déluge. C’est même à Marande que Noé aurait été enterré après la longue existence que lui assigne la Bible.

Il est à peine midi quand nous franchissons, grâce à un temps de galop qui nous vaut les malédictions des tcharvadars, les murs d’enceinte de la ville. « Yavach, madian par asti » crient derrière moi les muletiers en levant avec désespoir les bras au ciel. Je ne comprends pas et cours de plus belle afin de me reposer de l’allure monotone à laquelle me condamne la marche si lente de la caravane. Mais, quand nos hommes nous ont rejoints, je suis bien obligée de reconnaître mes torts : Marfhtn par ast veut dire « la jument est pleine ». Si l’ « enfant » meurt, ma coupable folie aura causé cet irréparable malheur. J’interroge ma conscience ; elle me paraît d’autant plus calme que j’ignorais le sexe et l’état physiologique de ma monture. Je n’ai pas compris non plus la signification de yavach (doucement). Dans mon dictionnaire, cet adverbe se traduit par aesta. J’apprends alors que cette dernière expression, usitée dans un sens poétique, ne sert jamais dans le langage vulgaire. Turcs, Arabes et Persans emploient tous le mot de yavach.

La ville s’étend sur les bords d’une jolie rivière au milieu de laquelle croissent des peupliers argentés et des saules d’un vert sombre ; les eaux, divisées en une multitude de petits ruisseaux, coulent en suivant une rigole rapide ménagée au milieu de la grand rue. Les maisons, à un seul étage, sont bâties en briques séchées au soleil et recouvertes de terrasses entourées d’un crénelage formant garde-fou. Une porte masquée ferme l’entrée des habitations, dépourvues de fenêtres extérieures, les appartements s’éclairant toujours sur des cours centrales. Cependant quelques maisons luxueuses prennent vue sur la rivière. Une grande baie carrée, clôturée par un grillage en bois, permet aux femmes de voir sans être vues ; de là elles peuvent suivre des yeux les caravanes piétinant dans les ruisseaux, et apercevoir au loin, quand le temps est clair, la pointe aiguë de l’Ararat.

En entrant dans le caravansérail, je me suis presque heurtée contre un vieux mendiant a