Page:Dieulafoy - La Perse, la Chaldée et la Susiane.djvu/70

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en général fort retirés, fuient les honneurs et préfèrent aux faveurs royales la confiance populaire. Leurs discours édifiants sont pleins d’onction ; leurs prières, plus longues que celles des fidèles, se terminent par des exhortations a la vertu adressées à la foule avide de les écouter ; leurs interprétations de la loi du Chariat sont recherchées ; les juges ont recours à leur haute science dans les questions les plus graves, et acceptent sans discussion des arrêts considérés comme irrévocables, à moins qu’un mouchteïd plus en renom de sainteté n’en décide autrement.

Du reste, ces chefs religieux ne s’écartent guère de la ligne de conduite sévère qui leur vaut leur élévation. S’ils faillaient à leurs devoirs, le charme serait vite rompu : ils perdraient le fruit des longues années de travail passées à conquérir le pontificat suprême et à s’assurer, de la part de tous les musulmans, une obéissance passive à laquelle les souverains de l’Iran sont obligés de se soumettre.

Depuis quelques années cependant, le pouvoir civil tend à s’affranchir de la tutelle religieuse, et le temps est passé où l’illustre mouchteïd d’Ispahan, Hadji Seïd Mohammet Boguir, exerçait dans la province de l’Irak un pouvoir illimité. Les criminels condamnés par lui à la mort subissaient en sa présence le dernier supplice, et plusieurs même sollicitaient la faveur suprême d’être exécutés de sa main. Leur corps était, en ce cas, enterré dans la cour du palais, et les coupables mouraient persuadés qu’ils obtenaient ainsi la rémission de leurs fautes et l’entrée en paradis.

Si l’on peut vanter en général la sagesse et la modération du haut clergé persan, on n’en saurait dire autant de l’ordre subalterne des mollahs. Leur rapacité, leur fourberie, leur bêtise font le sujet de mille contes.

Voici le dernier :

Tandis que le mollah Nasr-ed-Din prêchait vendredi à la mosquée du Chah, Houssein, le savetier de la dernière boutique du bazar au cuir, agenouillé dans le sanctuaire, pleurait à chaudes larmes ; ses voisins, édifiés et le croyant ému par les exhortations touchantes du prédicateur, s’informèrent avec intérêt du motif de sa douleur. « Hélas ! hélas ! Mon bouc est mort, répondit-il entre deux sanglots, et le mollah en prêchant a fait mouvoir sa barbe comme mon pauvre ami ! C’est l’évocation de cette chère image qui m’a fait pleurer. »

Le fanatisme des mollahs égale leur ignorance et leur avarice ; ils abhorrent les chrétiens ; et, si les Kurdes étaient entrés l’année dernière à Tauris, comme on l’a redouté un instant, les Persans, à l’instigation du clergé musulman subalterne, se seraient unis aux envahisseurs et auraient pillé le quartier arménien, quitte à se partager ensuite les dépouilles à coups de sabre.

La majeure partie des prêtres, avide d’acquérir les biens de la terre et peu soucieuse de partager ses richesses avec les déshérités de la fortune, néglige même l’accomplissement du devoir de la charité, si rigoureusement recommandé par le Koran. Quant à moi, je n’ai jamais vu un mollah faire l’aumône, bien que la pitié s’exalte au spectacle affreux de la misère actuelle ; mais, en revanche, j’ai été témoin des reproches amers adressés par l’un d’eux à un aveugle au moment où il implorait la compassion d’un infidèle. « Faites donc la charité vous-mêmes, hypocrites et faux musulmans, au lieu de nous laisser mourir de faim ! » répondit l’infirme exaspéré.

D’après la coutume, l’enterrement du mouchteïd doit avoir lieu deux heures après sa mort. La foule se précipite en masse vers la maison mortuaire afin de se joindre au cortège ; je veux, moi aussi, prendre part à la cérémonie. J’emboîte le pas derrière les retardataires, mais je suis bientôt arrêtée par le guide : il a compris mon intention, tente d’abord de me détourner de mon chemin sous de mauvais prétextes, et m’avoue enfin qu’il ne peut laisser stationner