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Page:Dieulafoy - La Perse, la Chaldée et la Susiane.djvu/73

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des chrétiens sur la voie suivie par le cortège. Afin de ne point désoler ce brave serviteur et ne pas créer de difficultés au consul, j’accepte l’offre d’un soldat d’escorte et je monte sur la terrasse d’une maison, d’où je pourrai voir sans être vue le défilé de la procession funèbre. À peine y suis-je arrivée, qu’un bruit confus et des lamentations se font entendre au loin, annonçant l’approche du convoi.

En tête marche une troupe innombrable de gamins criant, hurlant et sautant comme tous les petits drôles de leur âge ; derrière eux, le corps, placé sur un brancard, est porté par quatre hommes s’avançant d’un pas rapide. Le cadavre est recouvert d’un beau cachemire ; à la tête on a posé le large turban bleu ; une foule énorme, composée d’hommes de tout âge et de toute condition, marche ensuite dans un désordre confus, se foulant, se pressant autour du mort, afin de baiser ou de toucher au moins de la main le cachemire étendu sur la dépouille du saint prêtre.

En arrière du cortège arrivent des femmes voilées, faisant retentir l’air de leurs glapissements aigus et de leurs you, you, you funèbres. Je cherche en vain le gouverneur, les gros fonctionnaires, les soldats chargés de donner à la cérémonie un caractère officiel : aucun uniforme ne se montre ; c’est une démonstration spontanée de la foule, qui suit les derniers restes d’un homme dont elle respectait et vénérait les vertus.

Ce système d’enterrement rapide n’est pas seulement réservé aux grands dignitaires du clergé persan, il est d’un usage général, et son principal inconvénient est de favoriser le crime.

Dès qu’une famille a perdu un de ses membres, elle le fait enterrer, mort ou vif, dans les deux heures, sans qu’aucun médecin contrôleur soit appelé à vérifier le décès ou à constater le genre de mort. La crainte d’inhumer des gens vivants préoccupe, il faut l’avouer, assez médiocrement les Persans : les pauvres considèrent ceux qui les quittent comme délivrés d’une lourde chaine inutile à renouer ; les riches expédient leurs morts à Kerbéla ou Nedjef, et le dernier voyage en caravane est d’assez longue durée pour donner aux cataleptiques le temps de se réveiller en chemin.

Les précautions hygiéniques sont en harmonie avec la rapidité des funérailles ; le corps, sans bière, est déposé dans une fosse peu profonde, creusée dans un champ servant de cimetière, sur une place ou dans un carrefour, et les parents considèrent qu’ils se sont acquittés de tous leurs devoirs envers le défunt quand ils ont tourné sa tête dans la direction de la Mecque, et placé sous ses aisselles deux petites béquilles de bois, sur lesquelles il se lèvera à la voix de l’ange Azraël.

S’il s’agit d’une femme, l’instinct jaloux des maris complique la cérémonie. Dans ce cas les plus proches parents étendent tout autour de la fosse, au moment de déposer le cadavre, un voile épais destiné à dissimuler les formes féminines.

18 avril. — La mort du mouchteïd est considérée dans la ville comme un grand malheur ; la vie publique est suspendue. En signe de deuil, toutes les boutiques du bazar restent, closes, les bouchers ne tuent pas, les boulangers ne cuisent pas, et la population est condamnée à se nourrir de larmes, aliment des moins substantiels. Le meilleur moyen de nous distraire de la tristesse générale est d’aller avec quelques Européens faire un tour hors de la ville.

Une nombreuse cavalcade est bientôt organisée, et nous franchissons la porte de la cité après avoir traversé les bazars et un long faubourg peuplé de gamins occupés à jouer à la marelle, pendant que d’autres chantent à tue-tête les exploits de Moukhtar pacha au cours de la guerre turco-russe.

Les guides nous conduisent aux ruines de la mosquée de Gazan khan, ce roi mogol si célèbre dans l’histoire de la Perse par ses exploits et ses conquêtes.