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Page:Dieulafoy - La Perse, la Chaldée et la Susiane.djvu/86

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— C’est impossible, Çaleb (maître), le pays n’est pas sur : on vous volerait mes chevaux.

— Hadji, dis-je à mon tour, je remarque avec chagrin que dans tous tes discours tes bêtes prennent toujours le pas sur tes voyageurs : cependant les uns et les autres devraient avoir une égale part à la sollicitude. Envoie-nous demain, à l’aube, trois chevaux ; si on les vole, nous te les payerons.

— Dieu est grand ! » murmure en s’en allant le brave homme.

26 avril. — À la pointe du jour nous quittons Mianeh, suivis d’un seul serviteur arménien, dont la mine s’est singulièrement allongée depuis la veille ; les couvertures sont en paquetage, les sacoches contiennent les appareils photographiques et deux jours de vivres ; nos fusils, posés en travers sur l’arçon de la selle, sont chargés à balles, ainsi que deux paires de revolvers attachés à notre ceinture. Ce déploiement d’artillerie effrayera, je l’espère, les voleurs assez téméraires pour convoiter les chevaux du hadji.

Sur la gauche du sentier s’élèvent les murs ruinés d’une antique kalè (forteresse) ; des vautours au col déplumé sont campés immobiles sur les pans délabrés de la maçonnerie de terre. À droite s’étendent des jardins plantés d’arbres fruitiers en pleine floraison, Dans de grands peupliers s’ébattent avec mille cris des oiseaux au plumage coloré ; les uns ont la tête, la queue et l’extrémité des ailes d’un noir de jais, le dos et le ventre jaune d’or ; les autres, connus dans le pays sous le nom de geais bleus, ont les ailes azurées, le corps et les pattes rose de Chine.

Un marécage dans lequel les chevaux enfoncent jusqu’aux genoux s’étend jusqu’au pont de Mianeh. Après avoir remercié de leur bonne volonté cinq ou six hommes à mauvaise mine qui s’offrent à nous escorter, nous commençons à gravir le Katlankou (montagne du Tigre), accompagnés d’un honnête derviche, dont il est impossible de se débarrasser. Le chemin, assez soigneusement tracé, paraît avoir été ouvert de main d’homme ; il s’élève par des pentes très l’aides côtoyant des gorges escarpées au fond desquelles coulent de petits torrents ; la montagne devient de plus en plus sauvage ; enfin, après quatre heures d’ascension, on atteint un col si difficile à franchir en hiver, que, pour faciliter le passage de leurs troupes, les Turcs, pendant le temps où ils furent maîtres du pays, tirent paver sur une longueur d’un kilomètre une chaussée de dix mètres de large. Nos bêtes s’arrêtent, soufflent, et je puis pendant ce temps-là jouir d’un point de vue magnifique.

Au-dessous du Kallankou, limite de l’Azerbeïdjan et de l’Irak, s’étend la plaine verdoyante de Mianeh, dominée par les cimes neigeuses de l’Elbrouz.

Un beau soleil de printemps, remplaçant les frimas laissés de l’autre côté du col, projette ses rayons sur les blancheurs éblouissantes des sommets et sur les roches calcinées des derniers contreforts de la montagne. À moitié chemin de la descente apparaît, dans la vallée de Kisilousou, un pic isolé, couronné par une plate-forme étroite servant de base à un édifice connu dans le pays sous le nom de château de la Pucelle (Dokhtarè-kalè).

La construction de cette sauvage demeure remonte à une antiquité très reculée ; elle fut, dit-on, élevée sous le règne d’Artakhchathra ler, l’Ardechir Derazdast des auteurs pehlvis, l’Artaxerxès Longue-Main des Grecs, et servit de prison à une princesse rebelle. Le derviche, notre nouveau compagnon de route, homme à la face épanouie, mais au caractère sentimental, me conte une autre légende :

« Un roi avait une fille de belle figure, d’un caractère aimable ; elle avait une taille de cyprès, des joues de lune, des lèvres de rubis, un cou d’argent, la démarche d’un faisan, la voix d’un rossignol. Sa beauté exhalait une odeur de musc, ravissait les yeux, augmentait la vie et séduisait le cœur. L’horreur de l’humanité détermina la princesse à fuir le monde et à venir cacher ses charmes dans cette profonde solitude. Nul chemin, nul sentier ne permettait de