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quelque chose de posséder des textes du douzième siècle ; et tels qu'ils sont, ces manuscrits doivent paraître d’un prix inestimable. En attendant qu’ils passent de la bibliothèque des curieux dans celles de toutes les classes de littérateurs, nous les recommandons à l'attention particulière des philologues ; car tous les mots admis dans ces vénérables monuments de nos temps héroïques doivent être, par cela seul qu’on les y trouve, proclamés mots français de toute ancienneté, et pour ainsi dire nobles de race, comme étaient les premiers ancêtres des Châtillons ou des Montmorency.)

La deuxièmle époque commence au règne de Philippe-Auguste. Il ne conviendrait pas d'examiner ici les chefs-d’œuvre littéraires du treizième siècle ; contentons-nous d’indiquer rapidement leur influence générale sur le langage. Grace à l’université de Paris, déjà toute-puissante, l’étude et même la science débordèrent de l’Eglise dans les câteaux, dans les communes. Le talent de lire fut tenu pour honorable, bientôt même celui de composer des vers. Les hauts barons s’exercèrent à l’imitation des chansons galantes ou satiriques de la Provence, et ces ouvrages étant de courte haleine, on voulut opposer à la facilité de les achever la difficulté de les bien écrire. On exigea donc une certaine· grâce, une certaine nouveauté dans les mesures et dans les assonances, de la variété dans le rhythme, du naturel dans les refrains : et comme les rimes françaises étaient, pour la première fois, soumises au jugement sévère des yeux, il fallut comprendre le style parmi les éléments de l’art de composer. Cependant que devenaient les anciennes chansons de geste, ces épopées d’un siècle moins poli, en présence de tous ces volumes transcrits avec soin et rimés avec recherche ? Comment la délicatesse récente pouvait-elle s’accommoder de la vieille versification, si commode, si indulgente ? Les gestes furent donc laissées à l’admiration du peuple, qui leur demeura fidèle, et les jouvenceaux raillèrent les jongleurs qui les récitaient, comme de nos jours on a raillé les admirateurs de Jean Baptiste Rousseau. Mais, en dépit des efforts de tous les nouveaux poëtes, ces romantiques du treizième siècle ; en dépit même, il faut le dire, du frissonnement des oreilles, les vieux chants épiques ne cessèrent pas d’intéresser ; une nouvelle école de trouveurs se forma sur la ruine des premiers, avec la mission de remettre en meilleurs vers les gestes, que les simples bonnes gens s’obstinaient à redemander.

On doit à cette réforme un grand nombre d’épopées de seconde main : je me contenterai d’en rappeler une seule. Richard le Pèlerin, compagnon de Godefroi de Bouillon, avait composé, dans le commencement du douzième siècle, la Geste d’Antioche, récit véridique de la première croisade : les vers de Richard ne pouvant trouver grace devant la délicatesse du siècle suivant, un nouveau trouvère, Graindor de Douai, se chargea de remettre son poëme en vers réguliers et en rimes exactes. Par bonheur, le remaniement n’a pas fait tout perdre de l’œuvre originale, et quelques fragments échappés à la bonne volonté de Graindor, forment encore aujourd’hui les derniers couplets de cette belle chanson d’Antioche. Rapprochés des autres couplets, ils offrent la réunion de la langue et de la poésie de deux siècles; mais il faut avouer que le style de Graindor peut seul aujourd’hui présenter une sorte de lecture agréable. D’ailleus l’ancienne forme épique avait des avantages incomparables, et la nouvelle des défauts qu’on ne tarda pas à reconnaître. Plus on voulut satisfaire les yeux, moins on se préoccupa d’intéresser l’âme. Un petit nombre de vers bien rimés flattaient l’oreille ; leur régularité prolongée la fatigua bien vite, et l’ennui naquit d’autant plus naturellement, qu’en faveur de la symétrie on avait remplacé le vers de dix syllabes par l’alexandrin, coupé en deux compartiments égaux. Il était donc écrit que l’alexandrin serait toujours fatal à notre épopée nationale, et que les Français lui devraient le méchant renom de n’avoir pas la tête épique. Cependant, le peuple n’a pas encore entièrement oublié ses vieux héros chevaleresques, grace aux grossières transformations de la bibliothèque Bleue et des imprimeries de Troyes, d’Épinal et de Montbelliart.

L’histoire commence à briller qund se perdent les dernières lueurs des chants épiques. Les chroniqueurs s’élèvent chez nous à l’instant même où les hérauts et faiseurs de chansons de geste tombent dans le discrédit. Il en fut de la prose française comme de


l'imprimerle ; du premier élan elle approcha de la perfection, et dans les littératures anciennes, il n’y a peut-être rien de préférable au style de Villehardouin et des romans de la Table ronde. Notre langue est alors, il est vrai, presque entièrement privée de la ressource que lui offrit plus tard l’heureux emploi des participes ; son allure par conséquent a moins de pompe et de flexibilité : mais elle rachète cette pénurie par un beau cachet de naturel et par cette expression limpide de pensées gracieuses et de sentiments vrais qu’on appelle la naïveté. Tout ce que nous lisons dans les prosateurs du treizièmè siècle semble un fidèle écho de la langue parlée, avant qu’elle eût été modifiée par l’influence malencontreuse des savants, gens habiles dans tous les temps à comprimer les idiotismes de la conversation sous l’indigeste souvenir des langues mortes. Mais une source d’élégance particulière à la romane du treizième siècle, c’est la distinction marquée du sujet et du régime dans les noms et les articles, distinction qui donnait à la construction des phrases une plus grande variété sans nuire à la clarté, cette première loi de l’élocution française[1]. Dans un très-grand nombre de mots, la forme du sujet différait même de la forme du régime, et la langue poétique tenait en réserve des ressources dont elle est aujourd’hui privée. Ainsi fiex, Diex, pel, chapel, sujet ou nominatif, fournissaient les régimes fieu, Dieu, peau, chapeau. Et tandis que les nominatifs latins cornes, corvus, rigidus, infans, meus, mundus, donnaient les sujets : cornes, — corbe, — rois, — enfés, — mes, — mous, l’accusatif latin des mêmes mots était remplacé : comitem par comte, corvum par corbeau, rigidum par roide, infantem par enfant, meum par mon, mundum par monde. De ces beaux vestiges de la langue mère provenaient encore une autre foule de diminutifs gracieux, comme les régimes Phelipon, Begon, Conon, Guion, Charlon, Baron, etc., etc. En général, on peut citer la syntaxe du treizième siècle comme un modèle de précision et de regularité. Mais elle devait subir des modifications graves, fondamentales et que nous serions tentés de regretter si, pour les justifier, on n’avait les innombrables chefs-d’œuvre de la littérature française au dix-septième siècle et au dix-huitième. Cette révolution marque la troisième époque de notre langue : il faut essayer de bien indiquer en quoi elle consiste.

Avant que les dialectes néolatins fussent écrits, la distinction du sujet et du régime dans les noms, dans les pronoms et dans les adjectifs, n’était guère marquée que par les inflexions de la voix ; c’était un artifice d’accentuation avant de pouvoir être une modification orthographique. Or rien n’est difficile à transmettre comme l’usage et même la théorie des accents ; on l’a déjà vu par la manière dont nous avons expliqué la formation des trois grands dialectes néolatins. Les Normands, qui avaient abandonné si facilement leur idiome germanique en venant habiter au milieu de populations mieux civilisées, ne purent donc jamais se plier entièrement à cette accentuation grammaticale, dont l’utilité

  1. 1 Ainsi, pour l’article latin ille-illum-illi-illos, le roman voulait li-le-li-les ; et combiné avec les accidents du nom, il présentait avec plus de simplicité tous les avantages de la déclinaison latine. Donnons pour exemple ce mot le chant {cantus) :
    Nom, sing. li chants. Acc. sing. le chant.
    Nom. plur. li chant. Acc. plur. les chants.

    Dans le premier cas, l’article distingue le nominatif singulier de l’accusatif pluriel ; dans le second, l’article distingue le nominatif pluriel de l’accusatif singulier ; dans le troisième, l’article distingue l’accusatif singulier du nominatif pluriel ; dans le quatrième enfin l’article distingue l’accusatif pluriel du nominatif singulier. Et cette combinaison est d’autant plus heureuse qu’elle ne fut pas méditée et qu’elle s’était naturellement présentée à tout le monde en France, pour obéir à ce besoin de clarté dans l’élocution, plus grand chez nous qu’il ne le fut jamais à Rome ni même à Athènes. Ajoutons que nos vieux auteurs réservent l’emploi de l’article et des pronoms personnels pour les occasions où leur présence peut ajouter à la phrase un complément nécessaire ; qu’ainsi, ils ne disent pas ma sœur, mon frère, j’ai conçu le désir, etc. ; mais sœur, frère, désir ai pris, etc. Jusqu’au dix-septième siècle, la Fontaine et Jean-Baptiste Rousseau ont maintenu religieusement quelques-unes de ces dernières formes, appelées marotiques, du nom du dernier poëte qui, les ayant encore trouvées dans l’usage commun, n’avait pas dédagné de les conserver dans ses vers. Elles datent, comme on voit, d’une plus ancienne et meilleure époque.