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d’après les souvenirs invétérés de l’idiome dont ils s’étaient volontairement détachés.

Quand on la rapprochait des langues tudesque, arabe ou celtique, cette nouvelle élocution romaine des Espagnols, des Toscans et des Francs n’était pas distinguée de la langue latine : dans ses rapports avec les livres de grammaire ou de littérature, les émules des anciens rhéteurs la désignèrent comme langue romaine vulgaire, rude ou rustique. Mais c’est à partir seulement du jour où l’on se hasarda à l’écrire et à lui reconnaître les conditions d’un idiome régulier et grammatiçal, qu’on se contenta de l’appeler simplement romane, et qu’il fut estimé possible de traduire en romain ou roman les livres latins.

Les plus anciennes phrases qu’on ait retrouvées jusqu’à présent de la langue latine rustique appartiennent au dialecte espagnol, adopté dans toute la partie méridionale des Gaules. C’est le fameux serment prononcé par Charles le Chauve, comme roi de Bourgogne, en son nom et au nom de ses guerriers, qui tous habitaient les provinces situées au delà de la Loire. Il est de l’année 842 ; toutefois, ce n’est pas, à proprement parler, une œuvre littéraire. Les premières lignes dignes de ce nom sont, dans la même langue d’oc, un fragment de Boèce, et dans la langue d’oui, une hymne de sainte Eulalie, qui ne doit pas être moins ancienne. L’hymne et le Boèce témoignent de l’état des deux langues au onzième siècle, et du plein usage où l’on était alors de faire des vers en français. Mais avant que deux moines obscurs s’avisassent de les composer, il existait nécessairement d’autres ouvrages d’un intérêt plus réel. Telles étaient les chansons d’aventure ou de gestes, qui, pendant plusieurs siècles, tinrent à nos Français lieu de toute histoire et pour ainsi dire de toute littérature.

C’était le dernier écho des traditions historiques et poétiques transportées par les Francs chez les Gallo-Romains ; car il est assez naturel de penser que les bardes germains n’avaient pas tardé à prendre la langue romaine pour interprète de leurs vieilles légendes aussi bien que de leurs idées nouvelles. Ils chantèrent donc en français ce que leurs pères avaient chanté en thiois ; puis, quand l’empereur Charlemagne vit les souvenirs nationaux menacés de perdre ainsi leur forme originale, il ordonna de les placer sous la sauvegarde de l’écriture, Par malheur il était déjà trop tard : les Francs étaient devenus Romains, et le recueil de vers allemands formé sous les yeux de Charlemagne se perdit avant qu’un seul copiste prît soin de le reproduire.

Ces premières chansons néolatines ou françaises durent conserver quelque chose de la précédente forme barbare, par exemple la division en couplets inégaux de vers assonants. Les gestes des Lorrains, d’Auberi le Bourgoin, d’Ogier le Danois et de Renaud de Montauban semblent ainsi venues des forêts de la Germanie. Mais bientôt, aux anciens souvenirs les ménétriers ajoutèrent d’autres récits empruntés, à l’histoire des temps plus rapprochés : sous le nom des hèros consacrés, ils retracèrent les faits nouvellement accomplis ; ou bien, actes et personnages contemporains, ils réfléchirent tout dans leur miroir poétique. Pendant même que les uns donnaient la préférence soit aux souvenirs de la Germanie, soit aux incidents de l’histoire de chaque jour, d’autres allèrent interroger les livres saints et les écrivains de l’antiquité, pour rapporter de cette étude les gestes d’Alexandre le Grand, de Judas Machabée et de Julius César. Habile à tirer d’agréables sons d’un instrument grossier, le jongleur se multipliait dans les comtés, les baronies ; après un instant de prélude, il promettait au cercle des auditeurs un beau récit des plus anciens ou des plus nouveaux, et si l’attention était vivement captivée, il s’arrêtait avec complaisance aux couplets le mieux accueillis, il en variait l’expression, il en répétait le fond sur d’autres rimes.

Dans ces premiers âges littéraires, l’art du déclamateur ou jongleur se confondait ainsi le plus souvent avec l’art du poëte ou trouveur. Les gestes même furent chantées longtemps avant qu’on s’avisât d’en rechercher les manuscrits. La raison en était bien simple : de Charlemagne à Louis le Gros, le nombre des lecteurs était fort rare, et plus rare encore le nombre de ceux qui savaient écrire. Aujourd’hui nous sourions de pitié à l’idée de cette merveilleuse ignorance ; l’écriture était une des bases fondamentales de notre société, nous ne comprenons pas une civilisation provignée sur


d’autres racines ; cependant nos ancêtres, engagés dans une voie que nos regards ne peuvent mesurer, et doués naturellement de facultés analogues à celles dont nous nous glorifions aujourd’hui, distinguaient peut-être des points de vue et des horizons aujourd’hui fermés à notre intelligence et même interdits à notré imagination. Quoi qu’il en soit, avant la première croisade, tout clerc, tout Français mis aux lettres dans son enfance devait choisir entre la Couronne de moine ou l’étole de prêtre ; quant au reste de la nation, c’est-à-dire, aux chevaliers et aux vilains, il leur suffisait de savoir manier l’épée ou la charrue. Ils semaient et combattaient pour les clercs ; les clercs écrivaient et lisaient pour eux.

Cependant une autre tribu partageait avec les clercs le privilége d’agir sur l’imagination, le cœur et la passion des gens du monde. Je veux parler des jongleurs, qui, le plus souvent, étaient des clercs détournés de leur première vocation par un goût prononcé de libertinage, et qu’on désignait volontiers pour cela sous le nom de mauclecrs. De leur séjour dans les écoles épiscopales ou monastiques, ils avaient retiré la science de la lecture et de l’écriture : ils en profitaient pour apprendre ou même composer de grands poëmes. On les recevait alors avec plaisir dans les châteaux, ou les accueillait avec intérêt dans les fêtes publiques. Ils étaient les hérauts, et les historiens de toutes les pompes de la chevalerie ; ils inauguraient, pour ainsi dire, l’investiture ou l’adoubement des hommes d’armes ; ils transmettaient la mémoire des tournois, des pèlerinages et des querelles féodales. Ainsi, pour suppléer à l’ignorance que semblait commander l’exercice constant de l’art militaire, les barons avaient des chapelains pour lire et écrire leurs lettres, des ménétriers pour alimenter chez leurs enfants la passion des armes et pour garder l’honneur de la famille. Chez les Francs, l’orgueil des ancêtres ayant toujours été comme indomptable, de la description des ornements tracés sut les boucliers l’art des jongleurs fit une langue particulière, celle du blason, que nous ne sommes pas encore bien décidés à désapprendre : sur ce point, j’en appelle au sentiment des lecteurs.

Nous comprenons difficilement comment ces jongleurs avaient choisi pour la grande poésie populaire un rhythme lourd et monotone, et comment leurs auditeurs pouvaient supporter ces longs couplets tombant sur la même assonance. Essayons de les justifier. Quant au rhythme, il fut d’abord chez eux plus libre et plus rapide que chez les rapsodes grecs, allemands, indiens : c’était un vers de cinq pieds, marquant l’hémistiche à la quatrième syllabe et permettant l’addition de deux syllabes muettes, l’une à l’hémistiche, l’autre à l’assonance. Le poëte, avant l’époque où ses chants furent écrits, pouvait allonger ou diminuer les mots, modifier leur dernière syllabe et, suivant les besoins du moment, faire parler la voyelle muette ou réduire au silence la consonne finale. Pour l’assonance elle-même, elle ne devint lourde et pénible qu’à partir du jour où l’on s’avisa de la perfectionner : quand les gestes étaient seulement déclamées, quand, personne ne sachant lire, personne ne songeait à demander le livret ou manuscrit, durant cet âge d’or de la ménestraudie, on n’exigeait pas une grande régularité dans la facture des vers ; que le récit fût agréable, que la mesure ne blessât pas des oreilles essentiellement indulgentes, l’œuvre était exécutée dans les règles. La rime exacte est née de l’usage de lire, et avant l’introduction de cet usage, la libre assonance des chansons de gestes offrait au trouvère des ressources qu’on eût alors vainement demandées à tout autre système métrique. Cela est si vrai, qu’encore aujourd’hui les récits burlesques composés par nos paysans dans plusieurs provinces à l’époque joyeuse du carnaval, affectent la forme des gestes primitives ; et c’est en couplets assonants d’une longueur indéterminée que sont livrées à l’hilarité publique les complaintes des maris battus par leurs femmes et autres épopées villageoises.

Les chansons de gestes en vers assonants sont nos plus anciens monuments littéraires et marquent la première époque de la langue française. Composées bien avant le treizième siècle pour le plus grand nombre, elles n’ont d’autre garantie d’authenticité, qu’une tradition orale, nécessairement incomplète ; il va donc sans dire que les manuscrits que nous en conservons, dus à des copistes contemporains de Philippe-Auguste ou de saint Louis, ne représentent pas la véritable date de la rédaction primitive. C’est pourtant