Page:Documents - doctrines, archéologie, beaux-arts, ethnographie, 1929.djvu/297

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

certaine constance par peur de la mort, et obtenir une durée par cette constance. Il veut éliminer le changement : une défense contre la mort. Quelquefois, justement lorsqu’il représente la matière morte des rochers, il veut duper la mort par anticipation, motif classique si l’on pense à l’anticipation de la mort dans la tragédie, dans l’initiation des adolescents, dans les catalepsies hystériques, si l’on pense encore aux insectes simulant la mort pour échapper à un péril.


Nous avons remarqué la décomposition en parties minuscules. Or c’est dans cet ordre minuscule que Seghers range l’homme. Ses figures font l’effet de hasards géologiques. L’homme est quelque chose d’inférieur. Fait caractéristique, en général, les figures sont surajoutées. Tout cela témoigne d’un mépris de soi-même, d’un anti-érotisme. Mais peut-être aussi y a-t-il là l’indication d’un effacement de l’homme, accablé, après la débauche, par un sentiment de culpabilité. Les compositions à grands personnages étant des copies d’après Baldung Grien, Elsheimer et Vliet, la représentation de l’homme chez Seghers peut être regardée comme indirecte.

Seghers est attaché et comme cloué à très peu de motifs radicalement opposés. La nature est pour lui une vallée fermée entourée de rochers abrupts. Le symbolisme sexuel est très clair. Nous constatons un atavisme de l’imagination, une véritable obsession. Les menhirs phalliques et les vallées creusées sont des motifs obstinément répétés. Il faut encore compter au titre de symbole sexuel la représentation de l’arbre séché et abattu.

Seghers projette son impuissance et son masochisme dans le paysage, qui n’est pas la réalisation de sa personne, mais plutôt son déguisement. Pour s’échapper de lui-même, il transfère son déchirement tourmenté à un motif extérieur et indifférent. Il s’agit d’un suicide par dérivation sur un motif étranger. Il se venge en mettant en miettes ses idées fixes, sous forme de paysages morcelés. Il choisit un motif assez éloigné de l’expression sentimentale directe et appartenant plutôt à une zone d’observation médiate. Avec ce transfert du négatif au paysage surgit sans doute un sentiment de culpabilité, en même temps qu’une peur devant le paysage qui incarne maintenant les défectuosités et les tourments. C’est pour cela que Seghers fait sauter les toits, tend des cordages au-dessus des rochers, pour préparer son évasion dans le ciel.

Le paysage ne lui sert qu’à éloigner de soi-même la surcharge des moments négatifs. Il se cache dans le paysage, mais à cause de la crainte qu’il a de représenter les figurations érotiques refoulées, ceci se manifeste d’une manière voilée, et les rochers grouillent de nus cachés et de monstres, symptômes d’une couche atavique. Il tue les monstres, il se défend contre ses obsessions en les transformant en rochers, comme cela se passe dans les contes. Il pétrifie donc les obsessions auxquelles il ne peut pas tenir tête, par vengeance. En même temps, il donne des paysages de contrées éloignées (Meuse et Hainaut), ce qui marque bien comment chez Seghers la composition d’un paysage est équivalente à un déguisement, à une fuite, à un suicide.

Un tel homme, on le comprend maintenant, n’était pas à sa place dans une Hollande qui affirmait tous les objets avec un contentement parfait et menait avec une virtuosité extraordinaire l’observation externe.

Carl einstein.