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Page:Donnet - Le Dauphiné, 1900.djvu/58

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le dauphiné.

petits, si petits, que la peur gagne… Des murs titaniques, noirs de sapins de la base au faite. Ils dévalent des pics, ces sapins, ruissellent sur les pentes, jusqu’au fond du Guiers, et remontent toujours poussés par la sève furieuse.

Et le torrent s’enfonce de plus en plus dans l’abîme ; à peine une bande d’argent fluide : ses eaux qui zigzaguent dans les éboulis…

Un pont les traverse. Passé ce pont, sur la rive droite, ces incomparables grandeurs vont encore s’amplifiant. L’air et la lumière manquent. On est emprisonné dans les pierres. Pas un bruit. Rien qu’un murmure sourd, étouffé, gémissement continu du flot.

Soudain, une aiguille de calcaire, campanile monstre, jaillit des bords du gouffre. Et ce gouffre devient gouffre davantage ; les deux parois se rapprochent, se touchent,… elles vont se souder !… quand, dans une secousse gigantesque, les voilà qui se séparent, ennemies, pour s’évaser en un cirque, tourmente de rocs, face convulsée, hérissée de blocs qui semblent autant de bêtes apocalyptiques accroupies, avec, dans ses rides, dans ses plis, dans ses déchirures profondes, des coulées de sapins noirs, échevelés…

Et le Guiers, maintenant, roule plus bas encore. Des masses détachées veulent l’arrêter : il les contourne, il les franchit, il tombe en cascades, rebondit en ressacs ; il rugit, il écume…

Le cirque est dépassé. Et l’uniformité première reparaît. Et l’on ne se lasse pas de la subir. Par endroits, la montagne percée cède place à la route, des gueules de tunnels s’ouvrent. Ce sont les seuls points où la roche nue apparaît en de larges lits crayeux aux stratifications régulières.

Et le défilé ici va mourir, se fondre dans le massif central qui, à mesure que nous avancerons, s’élèvera, perdra de ses escarpements et de ses cassures, pour gagner en grâce, en lignes ondulées et câlines.

Le Grand-Som est devant nous, barbouillé de nuages, et sur notre droite, des éclaircies plongent en une gorge, au fond de laquelle des sommets s’entassent dans les brumes.

Une cloche, deux cloches, trois cloches tintent. Le carillon éparpille ses notes grêles et froides en ce silence que rien ne semblait devoir troubler. Le monastère nous appelle : il est là. Et nous vivons si près de lui, quelques minutes d’infini recueillement, de paix étendue, dans la vision de choses saintes et apaisantes, de croyances qui ne sont plus en nous.

Le carillon grandit, s’égrène plus clair, plus net, comme une loi qui s’affirme.

Nous avons traversé la forêt. Des prairies molles s’étagent, des sentiers se coupent. Des murs, bientôt, s’allongent. Suivons-les jusqu’à l’entrée de la Chartreuse.

Quadrilatère lourd, irrégulier, pauvre architecture. Les préoccupations d’art sont vaines ici. Tout ce que les hommes pourraient imaginer ne serait que mieux les convaincre de leur impuissance et de leur petitesse.