Page:Dorgelès - Le Cabaret de la belle femme.djvu/36

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centaines d’hommes qui, civils, ne les auraient jamais regardées. Tout de suite à leur aise dans cette vie nouvelle, elles prenaient des mines importantes, se pavanaient dans la grand’rue, tortillaient de la croupe comme un paon fait la roue et acceptaient tous les hommages comme de la petite monnaie, convaincues que leurs charmes n’en méritaient pas moins.

Partout, dans tous les villages du front que battit quatre années le flux des régiments, laissant des boites de singe en guise de coquillages, on croyait retrouver les mêmes, copiées sur un modèle unique pour la distraction du militaire, si bien qu’à distance la mémoire s’y perd et confond toutes ces dondons.

Cependant, j’en ai connu que je n’oublierai pas, et je suis sûr que les soldats qui cantonnèrent à X…-en-Ternoise se souviendront toujours des belles du pays.

Elles étaient si nombreuses que le dimanche, à la messe, elles remplissaient cinq rangs de prie-dieu. C’était ce jour-là qu’il fallait les voir, parées, chapeautées, leurs larges pieds en équilibre dans des souliers à hauts talons. De leur simple beauté des jours de semaine, elles ne gardaient que leurs cheveux ternes, coiffés en coques, et leurs bonnes joues éclatantes de santé, si reluisantes qu’on eût dit qu’elles avaient fait leur toilette à l’encaustique. Pour se mettre à la mode de Paris, elles avaient hardiment coupé un peu plus haut que la cheville leurs robes entravées d’il y a cinq ans et découvraient sans gêne de gros mollets gonflant des bas de coton. C’étaient tous ces mollets qui gâtaient l’existence du curé.