Page:Dorgelès - Les Croix de bois.djvu/226

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plus rester dans cette fosse, dans ce tombeau béant. Une autre salve souffla : il s’aplatit. Puis il se releva, affolé, courut à droite, à gauche, trébuchant sur les corps. Tous les entonnoirs étaient pris : partout des morts broyés, des blessés exsangues, des soldats aux aguets.

— Y a pas une place avec toi ?

— Non… J’ai un copain blessé.

Il tourna encore un moment, puis se jeta à plat ventre derrière une petite butte. Son cœur battait à grands coups, ainsi qu’une bête qu’il aurait écrasée sous lui. Haletant, il écoutait le canon, sans une idée dans sa tête fiévreuse. Brusquement il pensa :

— Mais je me suis sauvé !…

Il se le répéta plusieurs fois, ne comprenant pas bien, tout d’abord. Puis, ayant relevé la tête, il vit Lemoine qui lui faisait signe. Alors, en courant, d’une seule haleine, il rejoignit l’entonnoir. Son poste…

Il était tout pareil à un pressoir, ce trou tragique aux parois violacées, et, pour ne pas fouler les corps des camarades qui remplissaient la cuve, il fallait se maintenir sur le flanc de la fosse, les doigts enfoncés dans la terre cassante. Gilbert crut défaillir. Pas de souffrance, pas d’émotion : de lassitude plutôt. L’officier, toujours agenouillé derrière son tertre, l’aperçut et le héla.

— Hé ! là-bas, ça va ?

Gilbert le regarda, il regarda les morts. D’un revers de main, il essuya sa joue que le sang chatouillait, puis il répondit :

— Ça va…

Le jour s’éloigne, traînant sa brume sur la plaine.