Page:Dorgelès - Les Croix de bois.djvu/237

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sèrent, une étrange fierté aux yeux. La musique nous entraînait, à pleins cuivres, tambour roulant ; les plus fourbus semblaient revivre et on les sentait tout prêts à crier : « C’est nous qui avons fait l’attaque !… C’est nous qui revenons de là-haut… »

Sur la place, le bataillon de jeunes était rangé, capotes neuves, baïonnette au canon. Quelques pas en avant, le général à cheval, avec sa suite chamarrée. Pas une voix dans nos rangs, pas un murmure en face. On n’entendait, sous la musique fiévreuse, que la cadence mécanique du régiment en marche. Le regard volontaire de ceux qui défilaient semblait vouloir dominer tous ces gosses muets qui présentaient les armes.

Le général s’était levé sur ses étriers et, d’un grand geste de théâtre, d’un beau geste de son épée nue, il salua notre drapeau troué, il Nous salua… Le régiment, soudain, ne fut plus qu’un être unique. Une seule fierté : être ceux qu’on salue ! Fiers de notre boue, fiers de notre peine, fiers de nos morts !…

Les clairons éclatants reprirent et nous entrâmes dans la grand’rue, glorieux, raidis, entre une haie mouvante de gosses qui marchaient au pas. La jeune fille des Postes, les yeux rouges, la tête renversée, nous fit bonjour de son mouchoir mouillé, en criant quelque chose qu’un sanglot étrangla.

Alors, Sulphart tout pâle ne put se retenir :

— C’est nous autres qui avons pris le village ! lui cria-t-il d’une voix forte. C’est nous !

Et de toutes les têtes tournées, de tous les yeux brillants, de toutes les lèvres, le même cri d’orgueil semblait jaillir : « C’est nous ! C’est nous ! »