Page:Dorgelès - Les Croix de bois.djvu/319

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d’une voix sans force, comme un enfant en larmes que son chagrin va endormir.

Dans l’ombre, des voix tragiques s’éveillaient. Il entendit un Allemand qui suppliait, avec un accent :

— Ici… Blessé vrançais… Venez, vrançais.

Puis, soudain, ce fut un rire horrible, un rire dément qui fit trembler la nuit.

— Hé, les copains !… criait un autre… j’serai plus soldat… Venez voir, les gars, je peux plus être soldat, je n’ai plus de jambes…

Les moribonds s’éveillaient l’un l’autre, se répondaient… Puis le silence retomba, tragique.

Gilbert sentait sa tête s’alourdir, tout son corps s’écraser… Une fois encore il se raidit. À présent qu’il faisait noir, les brancardiers allaient certainement arriver, ou des renforts, quelqu’un…

Il ne fallait pas dormir, il ne fallait pas mourir.

Dans sa tête obscurcie les deux mamans se confondaient : la sienne et celle que le mourant avait appelée toute une nuit… Laquelle était la sienne ?… Non, il ne fallait plus penser à cela. Les mains à plat sur la terre froide et molle, le visage offert à la pluie bienfaisante, il regarda la nuit lourde, où rien ne bougeait.

Il fallait rester ainsi longtemps, tant qu’il faudrait, jusqu’à ce qu’on vienne. Il ne fallait plus penser à rien, s’obliger à ne plus penser. Alors, d’une voix étranglée qui s’effrayait elle-même, il se mit à chanter :

En revenant de Montmartre.
De Montmartre à Paris,
J’rencontre un grand prunier qu’était couvert de prunes.
Voilà l’beau temps.