Page:Dorgelès - Les Croix de bois.djvu/336

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Il suivait son petit rêve, les yeux distraits, quand une auto remplie de grues et d’uniformes chics faillit le renverser. D’un recul brusque, il évita le capot.

— Embusqué ! lui cria celui qui était au volant. Sulphart fit mine de s’élancer, mais il se contenta de montrer le poing à la voiture, en hurlant des injures dont les passants seuls purent bénéficier.

L’insulte reçue lui pesa sur le cœur pendant tout le déjeuner, et, pour la faire descendre, il reprit trois fois du vieux marc avec son café. Alors, ragaillardi, il alla faire un tour sur les boulevards. À la porte d’un journal où le communiqué était affiché, des gens discutaient.

— On devrait faire une grande offensive, disait d’une voix courte un gros monsieur aux yeux en boule.

— Avec ta viande, lui cria Sulphart dans le nez.

Tous ces civils qui osaient parler de la guerre le mettaient hors de lui, mais il ne détestait pas moins ceux qui n’en parlaient pas, et qu’il accusait d’égoïsme.

En flânant devant les boutiques, il aperçut à la devanture d’un bureau de tabac, un tableau superbe, en couleurs, qui l’arrêta émerveillé. Formé d’une douzaine de cartes postales assemblées, ce chef-d’œuvre représentait une femme géante, en cuirasse d’argent, qui tenait une palme d’une main, une torche de l’autre et semblait conduire une farandole où l’on reconnaissait des soldats gris, des soldats verts, des soldats kaki. Le soldat français, crut-il remarquer, lui ressemblait comme un frère, et cela le flatta infiniment. Il entra et demanda à la marchande :

Combien votre truc ?

— Trois francs, dit la patronne.