Page:Dorgelès - Les Croix de bois.djvu/86

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

les troupes, ils installent l’artillerie, ils assurent le ravitaillement, ils étudient l’arrivée des réserves… Ils parlent, ils parlent…

Ils donnent même tant de précisions qu’un léger doute commence à me gagner. J’en ai tellement entendu de ces tuyaux de cuisine que les cuistots recueillent à l’arrière avec une crédulité de Peau-Rouge et nous montent le soir aux tranchées, en même temps que le jus et les bouteillons de riz.

Le matin, à la distribution des vivres, ils échangent leurs nouvelles, issues de sources mystérieuses : ce que le cycliste du trésorier a compris de travers, ce qu’un téléphoniste a cru entendre dire, ce qu’un planton de la brigade a rapporté au voiturier du colonel. On assemble tout cela, on commente, on suppose, on déduit et on invente un peu, pour que cela fasse mieux. C’est fini, le rapport des cuisines est au point. Et le soir, la tranchée apprend que le régiment part au Maroc, que le kronprinz est mort, que Joffre a tué Sarrail d’un coup de sabre, que nous sommes envoyés au repos à Paris, que le pape a imposé la paix ou que l’observateur de la saucisse a été fusillé parce qu’il était feld-maréchal dans l’armée allemande. On est impitoyable avec celui-là : on le fusille au moins une fois par mois.

Personne ne doute, surtout quand le messager vous apprend, la veille d’un coup dur, qu’on restera « peinards » en soutien d’artillerie. Le lendemain on est généralement dans les fils de fer à se battre comme des Sioux, mais on a autre chose à faire qu’à blâmer l’imposture des cuisiniers, et la fois suivante, on les croira quand même. Depuis la guerre, la vérité sort