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ESSAI SUR LECONTE DE LISLE

ner de beaux cadres à des poèmes, il faut nommer, tout d’abord, Alfred de Vigny. Leconte de Lisle éprouvait de l’estime pour le caractère de ce poète gentilhomme, il admirait en lui l’artiste, mais, cela dit, l’auteur des Poèmes Barbares était trop intransigeant pour ne pas déclarer, qu’à son avis, Alfred de Vigny s’est trompé dans l’usage qu’il a fait de l’histoire :

« … Nous sommes, lui et moi, écrit-il, en présence de deux théories esthétiques opposées, entre lesquelles il ne m’appartient pas de décider ici. L’une, veut que le poète n’emprunte à l’histoire ou à la légende que des cadres, peu intéressants en eux-mêmes, où il développe les passions et les espérances de son temps. L’autre, exige que le créateur se transporte, tout entier, à l’époque choisie, et y vive exclusivement. À ce dernier point de vue, rien ne rappelle dans le Moïse de Vigny, le chef sacerdotal et autocratique de six cent mille nomades féroces, errant dans le désert de Sinaï, convaincu de la sainteté de sa mission et de la légitimité des implacables châtiments qu’il inflige. La mélancolie du Moïse de Vigny et son attendrissement sur lui-même, ne rappellent pas l’homme qui fait égorger en un seul jour, vingt-quatre mille Israélites par la tribu de Lévy : la création du poète est donc toute moderne sous un nom historique ou légendaire — et par suite elle est factice…[1] »

Et plus loin :

« … Si « poète », veut dire créateur, celui-là seul est un vrai poète, qui donne à ses créations la diversité multiple de la vie, et devient, selon qu’il le veut, une force impersonnelle. Shakespeare était ainsi…[2] »

Leconte de Lisle n’avait pas à craindre qu’on l’accusât de partialité, quand il reprochait, à Alfred de Vigny, de n’avoir connu et chanté que soi-même et sa façon de penser. Il était

  1. « Étude sur Alfred de Vigny ». Nain Jaune, 1862.
  2. Ibid.