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LA CONCEPTION DE L’AMOUR

jeune poète trouvera des mots plus heureux, mais il ne fera jamais plus clairement entendre. Toutes ses préférences demeureront attachées à « l’amour doux, frais, infini, mystique », à l’amour de « l’âme ».

Théophile Gautier qui, lui, faisait rouler dans ses vers toutes les passions de la Méditerranée, signale cette tendance de Leconte de Lisle avec un mélange d’admiration et d’étonnement :

« … Il est né, dit-il, sous ce climat incandescent où le soleil brûle, où les fleurs enivrent, conseillant les vagues rêveries, la paresse et la volupté. Mais rien n’a pu amollir cette forte et tranquille nature dont l’enthousiasme est tout intellectuel[1], et pour laquelle le monde n’existe que transposé sous des formes pures dans la sphère éternelle de l’art[2].

Est-ce à dire que, alors que tous les sens artistes du jeune créole étaient, comme on l’a vu, si merveilleusement éveillés, l’ardeur voluptueuse ait sommeillé en lui ? Il répond à cette question par un cri de douleur :


« Ô passions, ô noirs oiseaux de proie…
Vos ongles sanglants ont dans mes chairs vives,
Enfoncé l’angoisse avec le désir,
Et vous m’avez dit : il faut que tu vives.[3] »


Plus tard, dans une pièce célèbre il se montre, adolescent, couché contre le sein de la terre nourrice, il s’écrie :


« Non, ce n’était point toi, solitude infinie,
Dont j’écoutais jadis l’inneffable concert.
C’était « lui » qui fouettait de son âpre harmonie
L’enfant songeur couché sur le sable désert.[4] »


  1. Ferdinand Brunetière se sert, lui aussi, de ce mot « d’intellectuel » pour marquer le caractère particulier des poèmes où Leconte de Lisle exprime ses sentiments d’amour. Cf. L’évolution de la Poésie lyrique en France.
  2. Th. Gautier : Progrès de la Poésie française.
  3. « Les Oiseaux de proie ». Poèmes Antiques.
  4. « Ultra cœlos ». Poèmes Barbares.