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ESSAI SUR LECONTE DE LISLE

Leconte de Lisle, la vue de sa gracieuse parente, s’aggravait pour lui de ce qu’au moment où il sentait son cœur emporté vers elle, il ne pouvait espérer, pour sa tendresse, aucun dénouement heureux. Son cas était un peu celui de Roméo en face de Juliette : les questions de race séparaient autant, un fils des Leconte de Lisle d’une Mlle de Lanux, qu’elles écartaient, autrefois, une Capulet d’un Montaigu[1]. On peut relire la pièce du Manchy, dans laquelle le poète a immortalisé cette fille de Bourbon, sans y trouver l’indication que cette belle enfant ait jamais tourné ses regards vers lui, lorsqu’à son approche, il se rangeait au bord du chemin, pour voir passer la figure de son rêve.

L’habitation de Mlle de Lanux était située sur les hauteurs de l’île ; elle ne descendait guère à la ville que le dimanche, pour assister à la grand’messe. Ses hindous la portaient, dans une de ces litières de rotin, qu’on nomme des manchys ; le cortège traversait des champs de cannes ; longeait un étang ; suivait les chaussées, entre les cases pittoresques des noirs.

Le jeune homme amoureux venait à la rencontre. Il arrivait, enivré des crépitements du soleil qui tombait en grêle d’or sur la campagne, des odeurs de tamarins qui flottaient dans l’air léger, du scintillement de la mer, toujours visible, toujours traversée d’immenses traînées d’oiseaux. Et soudain son cœur battait à se rompre : souples, dans la blancheur de leurs tuniques, les deux porteurs apparaissaient au détour du chemin ; ils avançaient, leurs mains sur les hanches, les bambous du manchy appuyés à leurs épaules :


« Et tandis que ton pied, sorti de la babouche,
               Pendait, rose, au bord du manchy,
À l’ombre des Bois noirs touffus et du Letchi,
               Aux fruits moins pourprés que ta bouche…

  1. Malgré ce préjugé, un des frères de Charles Leconte de Lisle épousa plus tard une mulâtresse.