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ESSAI SUR LECONTE DE LISLE

tice. Et le jour où la Charité disparaîtra de la terre, c’est qu’elle aura fait place au Droit…[1] »

Au moment même où Leconte de Lisle rendait, à l’esprit évangélique, cet hommage philosophique, sur le pur terrain poétique, il ne lui pardonnait point d’avoir exproprié la joie au profit de la douleur. À cet égard, les sentiments du poète étaient ceux que dut éprouver son « Roi des Runes » quand il vit entrer dans la salle du banquet ou il festoyait, cet Enfant, que les chrétiens adorent sur les genoux d’une Vierge, et qu’il entendit le mystérieux Visiteur professer, au milieu de la joie, sa doctrine de souffrance :


« Je suis le sacrifice et l’angoisse féconde…
Et je viens apporter à l’homme épouvanté
Le mépris de la vie et de la volupté !…
Et l’homme, couronné des fleurs de son ivresse,
Poussera tout à coup un sanglot de détresse :
Dans sa fête éclatante un éclair aura lui
La mort et le néant passeront devant lui...
Je romprai les liens des cœurs, et sans mesure
J’élargirai dans l’âme une ardente blessure.
La vierge maudira sa grâce et sa beauté ;
L’homme se reniera dans sa virilité ;
Et les sages, rongés par les doutes suprêmes,
Sur les genoux ployés inclinant leurs fronts blêmes,
Honteux d’avoir vécu, honteux d’avoir pensé
Purifieront au feu leur labeur insensé.[2] »


Encore, si en échange de cet assombrissement, le Christianisme avait apporté quelque perfection nouvelle dans le sens de la Bonté et de la Fraternité ? Mais Leconte de Lisle est persuadé du contraire, et la plus grande partie de son œuvre historique a, tout justement, pour but, de démontrer que, si l’esprit religieux a, d’une façon générale aggravé les maux dont l’humanité souffre sur la terre, l’esprit

  1. Paris, 1846.
  2. « Le Runoïa ». Poèmes Barbares.