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Page:Dornis - Essai sur Leconte de Lisle, 1909.djvu/58

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ESSAI SUR LECONTE DE LISLE

plus vieux passé du monde, les formes de vie que l’œil de l’homme n’a jamais aperçues. Dans son : Qaïn, la nuit est traversée par le passage d’un antédiluvien que l’on ne voit pas, que l’on entend :


« Par quelque monstre épais qui grinçait des mâchoires.
Et laissait après lui comme un ébranlement.[1] »


Le poète a tant regardé ce qui est, il a si fortement imprimé dans son cerveau, dans sa rétine, dans son ouïe, les formes, les couleurs, les sons — que, lorsqu’il évoque ce que nul n’a jamais vu, il reçoit dans une sorte de choc en retour, passivement, les sensations de ces imaginations qu’il a, si l’on peut dire, comme projetées hors de lui-même. À titre d’exemple de ces descriptions, qui, par l’intensité de la vision réalisée, le placent au premier rang parmi les évocateurs, il faut citer les vers où il fait apparaître à nos yeux ce vieux vaisseau biblique qui porta les espérances des hommes à travers les fureurs du déluge :


« L’arche immense flottait depuis quarante aurores,
Et l’océan sans fin, heurtant ses flancs sonores,
Dans la brume des cieux y berçait lourdement
Tout ce qui survivait à l’engloutissement…[2] »


La peinture des cités antédiluviennes qui sortent des eaux enfin, abaissées, est un autre modèle de ces descriptions que Victor Hugo appelait « choses vues » ; mais ici ce que l’artiste nous montre, il ne l’a réalisé, lui-même, qu’au dedans de soi, et en fermant les yeux.


« Au bas de la montagne où j’étais arrêté,
Dormait dans la vapeur une énorme cité
Aux murs de terre rouge étages en terrasses
Et bâtis par le bras puissant des vieilles races.


  1. « Qaïn ». Poèmes Barbares.
  2. « Le Corbeau ». Poèmes Barbares.