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ESSAI SUR LECONTE DE LISLE

vifie le bois et l’argile, développe dans l’âme d’immenses désirs irréalisables, des aspirations généreuses, mais vaines, vers un but à peine entrevu, un vague besoin d’irrésistible tendresse… C’est la soif de Tantale.[1] »

Dans le ravissement même que le poète éprouve ici en face de la beauté du monde, on sent percer une pointe de cette souffrance, de cette amertume, que le vieux Lucrèce mêlait à toutes lee fontaines de volupté. Pourtant, plus tard, du fond de ses angoisses de parisien, prisonnier d’un horizon gris, Leconte de Lisle songera intarrissablement, comme à une puissance magique, à la splendeur de la nature tropicale, à laquelle l’aurore rend, à chaque réveil, sa beauté première. Ah ! si quelque enchantement pouvait lui rapporter les chères visions de son adolescence, peut-être, les espoirs, les idées qui avaient illuminé l’aube de sa vie ressusciteraient en lui :


« Ô jeunesse sacrée, irréparable joie,
Félicité perdue où l’âme en pleurs se noie,
Ô lumière, ô fraîcheur des monts calmes et bleus…
Vous vivez, vous chantez, vous palpitez encor…
Mais, ô nature, ô ciel, flots sacrés, monts sublimes…
Formes de l’idéal, magnifiques aux yeux,
Vous avez disparu de mon cœur oublieux !
Et voici que, lassé de voluptés amères,
Haletant du désir de mes mille chimères
Hélas ! j’ai désappris les hymnes d’autrefois,
Et que mes dieux trahis n’entendent plus ma voix.[2] »


Par de tels élans, le poète est, tout naturellement, haussé du visible à l’invisible ; il entre, de plein pied, dans la mythologie. Il n’a qu’a céder à son élan lyrique, pour ouvrir, à l’apparition des centaures, des cyclopes, des nymphes, des satyres, des demi-dieux cornus le paradis de la terre et des

  1. Cf. La Démocratie Pacifique, 1846.
  2. « L’Aurore ». Poèmes Barbares.