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L’INDE

ressemble étrangement aux faîtes de l’île Bourbon. Cette vision de la nature, que l’ascète a, du haut de l’Hymalaya est, à peine différente des spectacles de beauté dont l’enfant créole s’est enivré dans son adolescence. Lui aussi, quand il se penche sur soi-même, il aperçoit dans son âme, ces rêves, ces amours, ces idées chères, pour lesquelles il a combattu.

Ce qui n’est pas moins clair, c’est le conseil que le poète se donne à soi-même : il veut s’initier à la sagesse qui a fait Valmiki si insensible, qu’il ne souffre même plus quand, parcelle par parcelle, les petites bêtes, fourmilliantes, destructrices, anonymes, voraces, stupides, emportent, dans leur terrier obscur, ce qui fut la chair, le cœur et la pensée du poète.

N’est-ce pas en effet, pour acquérir un « détachement » pareil que Leconte de Lisle s’absorbe dans l’étude de la religion, de la philosophie et de la poésie indiennes, contemplées dans les poèmes du sage Valmiki, et qu’il les revêt, pour nous les apporter, de concision et de beauté ?

« … À aucune époque, remarque un savant technique[1], la littérature indienne ne s’est soucié de « composer » une pièce qui ait un commencement, un milieu, une fin : quelque chose de comparable à la belle ordonnance classique, est ici un heureux hasard… »

Leconte de Lisle, au contraire, a su, dès son adolescence, discipliner son esprit par la fréquentation des classiques grecs, il s’est élevé à une compréhension de la composition qui n’a pas été dépassée, et qui est, dans tous les ordres de l’art, comme le sceau des œuvres du génie hellénique. Personne n’est donc plus disposé que l’auteur de la Niobé à sentir l’antithèse qui existe entre la colonnade du Parthénon et la Forêt Vierge. S’il chante l’une comme le miracle de toutes les harmonies, il aime l’autre comme le miracle de toutes les fécondités.

  1. M. Henry : Les Littératures de l’Inde