Page:Dostoïevski - Crime et chatiment, tome 1.djvu/179

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porte et interceptent le passage ; on les injurie de tous côtés, et eux, « comme de petits enfants » (c’est l’expression textuelle des témoins), crient, se gourment, poussent des éclats de rire et se poursuivent l’un l’autre dans la rue, ainsi que l’eussent fait des gamins. Tu entends ? À présent, remarque ceci : en haut, gisent deux cadavres non encore refroidis, note qu’ils étaient encore chauds quand on les a découverts.

Si le crime a été commis par les deux ouvriers ou par Nicolas tout seul, permets-moi de te poser une question : Comprend-on une telle insouciance, une telle liberté d’esprit chez des gens qui viennent de commettre un assassinat suivi de vol ? N’y a-t-il pas incompatibilité entre ces cris, ces rires, cette lutte enfantine et la disposition morale dans laquelle auraient dû se trouver les meurtriers ? Quoi ! cinq ou dix minutes après avoir tué — car, je le répète, on a trouvé les cadavres encore chauds — ils s’en vont sans même fermer la porte de l’appartement où gisent leurs victimes, et, sachant que des gens montent chez la vieille, ils folâtrent sous la porte cochère au lieu de fuir au plus vite, ils barrent le passage, ils rient, ils attirent sur eux l’attention générale, ainsi que dix témoins sont unanimes à le déclarer !

— Sans doute, c’est étrange, cela paraît impossible, mais…

— Il n’y a pas de « mais », mon ami. Je reconnais que les boucles d’oreilles, trouvées entre les mains de Nicolas peu d’instants après le crime, constituent à sa charge un fait matériel sérieux — fait d’ailleurs expliqué d’une façon plausible par les déclarations de l’accusé et, comme tel, sujet à discussion », — encore faut-il aussi prendre en considération les faits justificatifs, d’autant plus que ceux-ci sont « hors de discussion ». Malheureusement, étant donné l’esprit de notre jurisprudence, nos magistrats sont incapables d’admettre qu’un fait justificatif, fondé sur une pure