Page:Dostoïevski - Crime et chatiment, tome 1.djvu/183

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— Le voilà, il est sur le divan ! Mais vous, qu’est-ce qu’il vous faut ?

Le sans gêne de ces derniers mots froissa le monsieur aux airs importants ; il ébaucha un mouvement dans la direction de Razoumikhine, mais il se retint à propos et se retourna vivement vers Zosimoff.

— Voilà Raskolnikoff ! dit négligemment le docteur en montrant le malade d’un signe de tête ; puis il bâilla à se décrocher la mâchoire, tira de son gousset une énorme montre en or, la regarda et la remit dans sa poche.

Quant à Raskolnikoff, toujours couché sur le dos, il ne disait mot et ne cessait de tenir ses yeux fixés sur le nouveau venu, mais toute pensée était absente de son regard. Depuis qu’il s’était arraché à la contemplation de la petite fleur, son visage, excessivement pâle, trahissait une souffrance extraordinaire. On eût dit que le jeune homme venait de subir une opération douloureuse ou d’être soumis au supplice de la question. Peu à peu, toutefois, la présence du visiteur éveilla en lui un intérêt croissant : ce fut d’abord de la surprise, puis de la curiosité, et, finalement, une sorte de crainte. Lorsque le docteur l’eut montré en disant : « Voilà Raskolnikoff », notre héros se souleva tout à coup, s’assit sur le divan, et, d’une voix faible et entrecoupée, mais où perçait comme un accent de défi :

— Oui ! déclara-t-il, je suis Raskolnikoff ! Que voulez-vous ?

Le monsieur le considéra avec attention et répondit d’un ton digne :

— Pierre Pétrovitch Loujine. J’ai lieu d’espérer que mon nom ne vous est plus tout à fait inconnu.

Mais Raskolnikoff, qui s’était attendu à toute autre chose, se contenta de regarder son interlocuteur silencieusement et d’un air hébété, comme si le nom de Pierre Pétrovitch eut pour la première fois frappé ses oreilles.