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Page:Dostoïevski - Crime et chatiment, tome 1.djvu/20

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trouées, il mettait sa tête dans ses deux mains. Enfin, il commença d’une voix haute et ferme, en dirigeant son regard sur Raskolnikoff :

— Est-ce une indiscrétion de ma part, monsieur, que d’oser entrer en conversation avec vous ? C’est que, malgré la simplicité de votre mise, mon expérience distingue en vous un homme bien élevé et non un pilier de cabaret. Personnellement, j’ai toujours fait grand cas de l’éducation unie aux qualités du cœur. J’appartiens, du reste, au tchin ; permettez-moi de me présenter : Marméladoff, conseiller titulaire. Puis-je vous demander si vous servez ?

— Non, j’étudie… répondit le jeune homme un peu surpris de ce langage poli, et néanmoins blessé de voir un inconnu lui adresser ainsi la parole à brûle-pourpoint. Quoiqu’il se trouvât pour le quart d’heure en veine de sociabilité, sur le moment il sentit se réveiller la mauvaise humeur qu’il éprouvait d’ordinaire dès qu’un étranger tentait de se mettre en rapport avec lui.

— Alors, vous êtes étudiant ou vous l’avez été ! reprit vivement le fonctionnaire ; c’est bien ce que je pensais ! J’ai du flair, monsieur, un flair dû à une longue expérience !

Et il porta son doigt à son front, montrant par ce geste l’opinion qu’il avait de ses capacités cérébrales :

— Vous avez fait des études ! Mais permettez…

Il se leva, prit sa consommation et alla s’asseoir près du jeune homme. Quoiqu’il fût ivre, il parlait distinctement et sans trop d’incohérence. À le voir se jeter sur Raskolnikoff comme sur une proie, on aurait pu supposer que lui aussi, depuis un mois, n’avait pas ouvert la bouche.

— Monsieur, déclara-t-il avec une sorte de solennité, la pauvreté n’est pas un vice, cela est vrai. Je sais que l’ivrognerie n’est pas non plus une vertu, et c’est tant pis. Mais l’indigence, monsieur, l’indigence est un vice. Dans la pauvreté, vous conservez encore la fierté native de vos sen-