Page:Dostoïevski - Crime et chatiment, tome 1.djvu/25

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quelqu’un ses succès passés. Je ne lui en fais pas un crime, car sa seule joie est maintenant de se rappeler les beaux jours d’autrefois, tout le reste s’est évanoui ! Oui, oui, elle a une âme ardente, fière, intraitable. Elle lave elle-même le parquet, mange du pain noir, mais ne souffre pas qu’on lui manque. Aussi n’a-t-elle pas toléré la grossièreté de M. Lébéziatnikoff, et quand, pour se venger d’avoir été remis à sa place, ce dernier l’a battue, elle a dû prendre le lit, ressentant plus vivement encore l’insulte faite à sa dignité que les coups qu’elle avait reçus.

Quand je l’ai épousée, elle était veuve avec trois petits enfants sur les bras. Elle avait été mariée en premières noces à un officier d’infanterie, avec qui elle s’était enfuie de chez ses parents. Elle aimait extrêmement son mari, mais il s’adonna au jeu, eut maille à partir avec la justice et mourut. Dans les derniers temps, il la battait. Je tiens de bonne source qu’elle n’était pas d’humeur facile avec lui, ce qui ne l’empêche pas de pleurer maintenant encore au souvenir du défunt et d’établir sans cesse entre lui et moi des comparaisons peu flatteuses pour mon amour-propre. Moi, j’en suis bien aise, cela me fait plaisir qu’elle se figure en imagination avoir été heureuse jadis.

Après la mort de son mari, elle se trouva seule avec trois jeunes enfants, dans un district lointain et sauvage. C’est là que je la rencontrai. Son dénûment était tel, que moi, qui en ai pourtant vu de toutes les sortes, je ne me sens pas la force de le décrire. Tous ses proches l’avaient abandonnée ; d’ailleurs, sa fierté ne lui eut pas permis de faire appel à leur pitié… Et alors, monsieur, alors, moi, qui étais veuf aussi et qui avais d’un premier mariage une fille de quatorze ans, j’offris ma main à cette pauvre femme, tant j’étais peiné de la voir souffrir.

Instruite, bien élevée, issue d’une famille honorable, elle consentit néanmoins à m’épouser : vous pouvez vous repré-