Page:Dostoïevski - Crime et chatiment, tome 1.djvu/321

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— S’il le faut, et, à vrai dire, c’est le cas le plus fréquent. D’une façon générale, votre observation est pleine de justesse.

— Je vous remercie. Mais dites-moi : comment peut-on distinguer ces hommes extraordinaires des hommes ordinaires ? Apportent-ils en naissant certains signes ? Je suis d’avis qu’il faudrait ici un peu plus de précision, une délimitation plus apparente, en quelque sorte : excusez cette inquiétude naturelle chez un homme pratique et bien intentionné, mais ne pourraient-ils, par exemple, porter un vêtement particulier, un emblème quelconque ?… Car, convenez-en, s’il se produit une confusion, si un individu d’une catégorie se figure qu’il appartient à l’autre et se met, selon votre heureuse expression, à « supprimer tous les obstacles », alors…

— Oh ! cela a lieu très-souvent ! cette seconde remarque est même plus fine encore que la première…

— Je vous remercie.

— Il n’y a pas de quoi : mais songez que l’erreur est possible seulement dans la première catégorie, c’est-à-dire chez ceux que j’ai appelés, peut-être fort mal à propos, les hommes « ordinaires ». Nonobstant leur tendance innée à l’obéissance, beaucoup d’entre eux, par suite d’un jeu de la nature, aiment à se prendre pour des hommes d’avant-garde, pour des « destructeurs », ils se croient appelés à faire entendre un « mot nouveau », et cette illusion est très-sincère chez eux. En même temps, ils ne remarquent pas d’ordinaire les véritables novateurs, ils les méprisent même comme des gens arriérés et sans élévation d’esprit. Mais, selon moi, il ne peut pas y avoir là un sérieux danger, et vous n’avez pas à vous inquiéter, car ils ne vont jamais bien loin. Sans doute, on pourrait parfois les fouetter pour les punir de leur égarement et les remettre à leur place, mais c’est tout, encore n’est-il pas besoin ici de déranger l’exécuteur : eux-mêmes se donnent la discipline parce que ce sont des gens