Page:Dostoïevski - Crime et chatiment, tome 1.djvu/336

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Ensuite il entra tout doucement dans la chambre et s’approcha avec précaution du divan.

— Ne l’éveille pas, laisse-le dormir tout son soûl, il mangera plus tard, dit à voix basse Nastasia.

— Tu as raison, répondit Razoumikhine.

Ils sortirent sur la pointe des pieds et poussèrent la porte. Une demi-heure s’écoula encore, puis Raskolnikoff ouvrit les yeux, se replaça sur le dos par un brusque mouvement et mit ses mains derrière sa tête…

« Qui est-il ? Quel est cet homme sorti de dessous terre ? Où était-il et qu’a-t-il vu ? Il a tout vu, c’est indubitable. Où se trouvait-il donc alors et de quel endroit a-t-il vu cette scène ? Comment se fait-il qu’il n’ait pas donné plus tôt signe de vie ? Et comment a-t-il pu voir ? Est-ce que c’est possible ?… Hum !… continua Raskolnikoff, pris d’un frisson glacial, — et l’écrin que Nicolas a trouvé derrière la porte : est-ce qu’on pouvait aussi s’attendre à cela ? »

Il sentait qu’il s’affaiblissait, que ses forces physiques l’abandonnaient, et il en éprouva un violent dégoût de lui-même :

« Je devais savoir cela, pensa-t-il avec un sourire amer ; comment ai-je osé, me connaissant, prévoyant ce qui m’arriverait, comment ai-je osé prendre une hache et verser le sang ? J’étais tenu de savoir cela d’avance… et d’ailleurs je le savais !… » murmura-t-il désespéré.

Par moments il s’arrêtait devant une pensée :

« Non, ces gens-là ne sont pas ainsi bâtis : le vrai maître, à qui tout est permis, canonne Toulon, massacre à Paris, oublie une armée en Égypte, perd un demi-million d’hommes dans la campagne de Moscou, et se tire d’affaire à Vilna par un calembourg ; après sa mort, on lui dresse des statues, — c’est donc que tout lui est permis. Non, ces gens-là ne sont pas faits de chair, mais de bronze ! »

Une idée qui lui vint brusquement à l’esprit le fit presque rire :