Page:Dostoïevski - Crime et chatiment, tome 1.djvu/61

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une curiosité contre laquelle il essaya d’abord de lutter, mais qui devint bientôt plus forte que sa volonté. Le désir lui vint tout à coup de savoir ce qu’il y avait de si particulièrement étrange dans cette femme. Selon toute apparence, la promeneuse devait être une toute jeune fille ; par cette chaleur, elle marchait tête nue, sans ombrelle et sans gants, en brandillant les bras d’une façon ridicule. Elle avait au cou un petit fichu noué de travers et portait une légère robe de soie, d’ailleurs fort singulièrement mise, à peine agrafée et déchirée par derrière à la naissance de la jupe ; un lambeau détaché oscillait à droite et à gauche. Pour comble, la jeune fille, fort peu ferme sur ses jambes, festonnait de côté et d’autre. Cette rencontre finit par éveiller toute l’attention de Raskolnikoff. Il rejoignit la promeneuse au moment où celle-ci arrivait au banc ; elle s’y coucha plutôt qu’elle ne s’y assit, renversa sa tête sur le dossier et ferma les yeux comme une personne brisée de fatigue. En l’examinant, il devina aussitôt qu’elle était complétement ivre. La chose paraissait si étrange qu’il se demanda même s’il ne se trompait pas. Il avait devant lui un petit visage presque enfantin, n’accusant guère que seize ans, peut-être seulement quinze. Cette figure, encadrée de cheveux blonds, était jolie, mais échauffée et comme un peu enflée. La jeune fille semblait avoir l’esprit absent ; elle avait croisé ses jambes l’une sur l’autre dans une attitude fort immodeste, et tous les indices donnaient à penser qu’elle se rendait à peine compte du lieu où elle se trouvait.

Raskolnikoff ne s’asseyait pas, ne voulait pas s’en aller et restait debout en face d’elle, sans savoir à quoi se résoudre. Il était alors plus d’une heure, et il faisait très-chaud ; aussi n’y avait-il presque personne sur ce boulevard où, en tout temps, il passe fort peu de monde. Toutefois, à quinze pas de distance, se tenait à l’écart, sur la bordure de la chaussée un monsieur qui, évidemment, aurait bien voulu s’approcher