Page:Dostoïevski - Crime et chatiment, tome 1.djvu/87

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— Je poursuis. De l’autre côté, des forces jeunes, fraîches, qui s’étiolent, se perdent faute de soutien, et cela par milliers, et cela partout ! Cent, mille œuvres utiles qu’on pourrait, les unes créer, les autres améliorer avec l’argent légué par cette vieille à un monastère ! Des centaines d’existences, des milliers peut-être mises dans le bon chemin, des dizaines de familles sauvées de la misère, de la dissolution, de la ruine, du vice, des hopitaux vénériens, — et tout cela avec l’argent de cette femme ! Qu’on la tue et qu’on fasse ensuite servir sa fortune au bien de l’humanité, crois-tu que le crime, si crime il y a, ne sera pas largement compensé par des milliers de bonnes actions ? Pour une seule vie — des milliers de vies arrachées à leur perte ; pour une personne supprimée, cent personnes rendues à l’existence, — mais, voyons, c’est une question d’arithmétique ! Et que pèse dans les balances sociales la vie d’une vieille femme cacochyme, bête et méchante ? Pas plus que la vie d’un pou ou d’une blatte ; je dirai même moins, car cette vieille est une créature malfaisante, un fléau pour ses semblables. Dernièrement, dans un transport de colère, elle a mordu le doigt d’Élisabeth, et il s’en est fallu de peu qu’elle ne l’ait coupé net avec ses dents !

— Sans doute, elle est indigne de vivre, remarqua l’officier, — mais que veux-tu ? la nature…

— Eh ! mon ami, la nature, on la corrige ; on la redresse, sans cela on resterait enseveli dans les préjugés. Sans cela il n’y aurait pas un seul grand homme. On parle du devoir, de la conscience, — je ne veux rien dire là contre, mais comment comprenons-nous ces mots-là ? Attends, je vais encore te faire une question. Écoute !

— Non, maintenant, c’est à mon tour de t’interroger. Laisse-moi te demander une chose.

— Eh bien ?

— Voici : tu es là à pérorer, à faire de l’éloquence ; mais