Page:Dostoïevski - Crime et chatiment, tome 2.djvu/143

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ment Loujine. Elle-même ici, il y a un instant, a affirmé devant vous, devant tout le monde, n’avoir reçu de moi que dix roubles. Comment donc se peut-il que je lui aie donné davantage ?

— Je l’ai vu, je l’ai vu ! répéta avec énergie André Séménovitch : — et quoique ce soit en opposition avec mes principes, je suis prêt à en faire le serment devant la justice : je vous ai vu lui glisser cet argent à la dérobée ! Seulement j’ai cru, dans ma sottise, que vous agissiez ainsi par générosité ! Au moment où vous lui disiez adieu sur le seuil de la porte, et tandis que vous lui offriez la main droite, vous avez tout doucement introduit dans sa poche un papier que vous teniez de la main gauche. Je l’ai vu ! je l’ai vu !

Loujine pâlit.

— Quel conte nous débitez-vous là ? répliqua-t-il insolemment ; étant près de la fenêtre, comment avez-vous pu apercevoir ce papier ? Vos mauvais yeux ont été le jouet d’une illusion… vous avez eu la berlue, voilà !

— Non, je n’ai pas eu la berlue ! Et, malgré la distance, j’ai fort bien vu tout, tout ! De la fenêtre, en effet, il était difficile de distinguer le papier, — sous ce rapport votre observation est juste, — mais, par suite d’une circonstance particulière, je savais que c’était précisément un billet de cent roubles. Quand vous avez donné dix roubles à Sophie Séménovna, j’étais alors près de la table, et je vous ai vu prendre en même temps un billet de cent roubles. Je n’ai pas oublié ce détail parce qu’en ce moment il m’était venu une idée. Après avoir plié l’assignat, vous l’avez tenu serré dans le creux de votre main. Ensuite je l’ai oublié, mais quand vous vous êtes levé, vous avez fait passer le papier de votre main droite dans votre main gauche, et vous avez failli le laisser tomber. Je me suis aussitôt rappelé la chose, car la même idée m’était revenue : à savoir que vous vouliez obliger Sophie Séménovna à mon insu. Vous pouvez vous