Page:Dostoïevski - Crime et chatiment, tome 2.djvu/28

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victime de ses mauvais traitements. Cela est arrivé il y a six ans, le servage existait encore à cette époque.

— J’ai entendu dire, au contraire, que ce Philippe s’était pendu.

— Parfaitement, mais il a été réduit ou, pour mieux dire, poussé à se donner la mort par les brutalités incessantes et les vexations systématiques de son maître.

— J’ignorais cela, répondit sèchement Dounia, — j’ai seulement entendu raconter à ce propos une histoire fort étrange : ce Philippe était, paraît-il, un hypocondriaque, une sorte de domestique philosophe ; ses camarades prétendaient que la lecture lui avait troublé l’esprit ; à les en croire, il se serait pendu pour échapper non aux coups, mais aux railleries de M. Svidrigaïloff. J’ai toujours vu celui-ci traiter fort humainement ses serviteurs : il était aimé d’eux, quoiqu’ils lui imputassent, en effet, la mort de Philippe.

— Je vois, Avdotia Romanovna, que vous avez une tendance à le justifier, reprit Loujine avec un sourire miel et vinaigre. Le fait est que c’est un homme habile à s’insinuer dans le cœur des dames ; la pauvre Marfa Pétrovna, qui vient de mourir dans des circonstances si étranges, en est une lamentable preuve. J’ai voulu seulement vous avertir, vous et votre maman, en prévision des tentatives qu’il ne manquera pas de renouveler. Quant à moi, je suis fermement convaincu que cet homme finira dans la prison pour dettes. Marfa Pétrovna songeait trop à l’intérêt de ses enfants pour qu’elle ait jamais eu l’intention d’assurer à son mari une part sérieuse de sa fortune. Il se peut qu’elle lui ait laissé de quoi vivre dans une modeste aisance ; mais, avec ses goûts de dissipation, il aura tout mangé avant un an.

— Je vous en prie, Pierre Pétrovitch, ne parlons plus de M. Svidrigaïloff, dit Dounia. Cela m’est désagréable.

— Il est venu chez moi tout à l’heure, dit brusquement