Page:Dostoïevski - Crime et chatiment, tome 2.djvu/283

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Le Marché-au-Foin était alors rempli de monde. Cette circonstance déplaisait fort à Raskolnikoff ; toutefois il se dirigea précisément du côté où la foule était le plus compacte. Il aurait acheté la solitude à n’importe quel prix, mais il sentait en lui-même qu’il n’en pourrait jouir une seule minute. Arrivé au milieu de la place, le jeune homme se rappela tout à coup les paroles de Sonia : « Va au carrefour, salue le peuple, baise la terre que tu as souillée par ton péché et dis tout haut, à la face du monde : — Je suis un assassin ! »

À ce souvenir, il trembla de tout son corps. Les angoisses des jours précédents avaient tellement desséché son âme qu’il fut heureux de la trouver encore accessible à une sensation d’un autre ordre et s’abandonna tout entier à celle-ci. Un immense attendrissement s’empara de lui, ses yeux se remplirent de larmes.

Il se mit à genoux au milieu de la place, se courba jusqu’à terre et baisa avec joie le sol boueux. Après s’être relevé, il s’agenouilla de nouveau.

— En voilà un qui ne s’est pas ménagé ! remarqua un gars à côté de lui.

Cette observation fut accueillie par des éclats de rire.

— C’est un pèlerin qui va à Jérusalem, mes amis ; il prend congé de ses enfants, de sa patrie ; il salue tout le monde, il donne le baiser d’adieu à la ville de Pétersbourg et au sol de la capitale, ajouta un bourgeois légèrement pris de boisson.

— Il est encore tout jeune, dit un troisième.

— C’est un noble, observa sérieusement quelqu’un.

— Au jour d’aujourd’hui on ne distingue plus les nobles de ceux qui ne le sont pas.

En se voyant l’objet de l’attention générale, Raskolnikoff perdit un peu de son assurance, et les mots : « J’ai tué », qui allaient peut-être sortir de sa bouche, expirèrent sur ses