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Page:Dostoïevski - Crime et chatiment, tome 2.djvu/54

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— Ah ! comment avez-vous pu dire cela ! Et devant elle ? s’écria Sonia stupéfaite : — s’asseoir près de moi, un honneur ! Mais je suis… une créature déshonorée… Ah ! pourquoi avez-vous dit cela ?

— En parlant ainsi, je ne songeais ni à ton déshonneur ni à tes fautes, mais à ta grande souffrance. Sans doute tu es coupable, continua-t-il avec une émotion croissante, mais tu l’es surtout de t’être immolée en pure perte. Je le crois, certes, que tu es malheureuse ! Vivre dans cette boue que tu détestes et en même temps savoir (car tu ne peux te faire d’illusions là-dessus) que cela ne sert à rien et que ton sacrifice ne sauvera personne ! Mais dis-moi donc enfin, acheva-t-il en s’exaltant de plus en plus, comment, avec tes délicatesses d’âme, tu te résignes à un pareil opprobre ? Il vaudrait mille fois mieux se jeter à l’eau et en finir tout d’un coup !

— Et eux, que deviendront-ils ? demanda faiblement Sonia en levant sur lui le regard d’une martyre, mais en même temps elle ne semblait nullement étonnée du conseil qu’on lui donnait. Raskolnikoff la considéra avec une curiosité singulière.

Ce seul regard lui avait tout appris. Ainsi elle-même avait déjà eu cette idée. Bien des fois peut-être, dans l’excès de son désespoir, elle avait pensé à en finir tout d’un coup ; elle y avait même songé si sérieusement, qu’à présent elle n’éprouvait aucune surprise de s’entendre proposer cette solution. Elle ne remarqua pas ce qu’il y avait de cruel dans ces paroles ; le sens des reproches du jeune homme lui échappa aussi, comme bien on pense ; le point de vue particulier sous lequel il envisageait son déshonneur restait lettre close pour elle, ainsi que Raskolnikoff s’en aperçut. Mais il comprenait parfaitement combien la torturait l’idée de sa situation infamante, et il se demandait ce qui avait pu jusqu’ici l’empêcher d’en finir avec la vie. La seule réponse à cette question était dans le dévouement de la