Page:Dostoïevski - Humiliés et offensés.djvu/103

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s’est-elle contentée de me menacer du doigt, et, du reste, elle a beaucoup ri.

Quand j’ai pris congé d’elle, elle m’a embrassé, elle m’a même fait le signe de la croix sur le front en guise de bénédiction, et elle a demandé ou plutôt exigé que j’aille la distraire tous les jours. Le comte m’a serré la main en me regardant d’un œil langoureux, et mon père, le meilleur, le plus honnête et le plus noble des hommes, mon père, croyez-le ou ne le croyez pas, il pleurait presque de joie pendant que nous retournions à la maison ; il m’a embrassé, m’a fait des révélations si mystérieuses à propos de carrière, de relations, d’argent, de mariage, si mystérieuses que je n’ai pas tout compris. C’est alors qu’il m’a donné de l’argent. Il est certainement le plus noble des hommes, ne pensez pas autrement ; et s’il cherche à m’éloigner de toi, Natacha, c’est qu’il est ébloui par les millions de Catherine, il les veut pour moi seul ; c’est parce qu’il ne te connaît pas qu’il est injuste envers toi. Quel est le père qui ne veut pas le bien de son fils ? Ce n’est pas sa faute s’il s’est accoutumé à voir le bonheur dans la richesse.

— Ainsi, tout ce qui t’est arrivé, c’est que tu as fait ta carrière chez la princesse, c’est en cela que consiste toute ta ruse, n’est-ce pas ? demanda Natacha.

— Comment ! À quoi penses-tu ? Ce n’est que le commencement… j’ai parlé de la princesse parce que c’est par elle que je veux forcer la main à mon père. Quant à l’histoire principale, elle n’a pas encore commencé.

— Mais raconte-la donc !

— Il m’est encore arrivé aujourd’hui une aventure très-étrange et dont je suis encore frappé jusqu’à présent. Il faut vous dire que, bien que notre mariage soit une affaire arrangée entre mon père et la comtesse, il n’y a encore absolument rien eu d’officiel, de sorte que nous pouvons nous séparer à l’instant même, sans qu’il en résulte le moindre scandale. Mais venons-en au principal. Je connaissais déjà Catherine l’année dernière, mais j’étais alors encore enfant, et je ne comprenais pas grand’chose, c’est pourquoi je n’ai alors rien vu en elle…